À Oʻahu, à Hawaï, un jeune homme se fait tatouer en suivant la technique traditionnelle, avec un peigne pointu trempé dans l’encre et tapé sur la peau. L’art du tatouage est pratiqué dans tout le triangle polynésien, avec des motifs et des significations qui varient d’une culture à l’autre.
Ta-tau, ta-tau, ta-tau. Les sons des outils de tatouages polynésiens traditionnels résonnent alors que l’os aussi aiguisé qu’une aiguille pique ma peau. Alors que l’assistant du tatoueur James Samuela maintient ma jambe, je regarde par la fenêtre du studio pour observer la nature verdoyante de Moʻoreʻa, et le temps ralentit. Cela fait maintenant trois ans que je pense à ce tatouage. Entre ma première discussion en personne avec l’artiste dans le jardin du studio et l’achèvement du tatouage, il s’est écoulé moins de trois heures.
Papeete, la capitale de Tahiti et de la Polynésie française, accueille les navires de croisière. Tahiti est l’une des destinations touristiques les plus populaires de la région.
L’héritage du tatau polynésien, le nom onomatopéique de la pratique du tatouage, a commencé il y a 3 000 ans, et il existe autant de motifs que de personnes qui en portent. Le triangle polynésien comprend plus de 1 000 îles dans le Pacifique Sud, formant des dizaines de groupes culturels, dont la plupart ont leurs propres traditions de tatouage.
Partout dans le monde, les tatouages sont devenus plus populaires avec le temps. Ils ne sont plus considérés comme un passe-temps personnel qu’il n’est pas approprié de montrer au travail. En outre, les traditions de tatouage natives sont récemment devenues plus visibles : en 2021, une journaliste māori a été la première personne portant des motifs traditionnels sur le visage à animer un programme d’information en prime time à la télévision néo-zélandaise. Pour le numéro de juillet 2022 de National Geographic, Quannah Rose Chasinghorse, une mannequin aux origines Hän Gwich’in et Oglala Lakota, a été photographiée près des formations rocheuses rouges de Tsé Bii’ Ndzisgaii, autrement connu sous le nom de Monument Valley Navajo Tribal Park. Le portrait, réalisé par Kiliii Yüyan fait partie d’un dossier sur le mouvement de souveraineté des communautés natives d’Amérique du Nord.
Un homme avec un tatouage sur le bras pêche à Fakarava, le plus grand atoll de Polynésie française qui fait partie d’une réserve de biosphère de l’UNESCO.
La qualité unique des tatouages polynésiens a incité de nombreux visiteurs et visiteuses, moi y compris, à ramener chez eux un souvenir plus permanent. Cependant, honorer et s’approprier une culture sont deux concepts qu’il est important de différencier. Comment les voyageur.se.s qui ne font pas partie de cette culture peuvent-ils se faire tatouer tout en restant respectueux vis-à-vis de cette dernière ?
Cette pratique étant intimement liée au mode de vie polynésien, il est essentiel de réfléchir aux raisons pour lesquelles vous souhaitez faire ce tatouage et de communiquer avec l’artiste qui se chargera de le réaliser.
 
Autrefois, les pratiques culturelles polynésiennes se transmettaient à l’oral, mais les tatouages ont également joué un rôle dans la transmission des connaissances, utilisant le corps comme une toile. « Traditionnellement, le tatau servait de pièce d’identité ou de rang social, permettant de suivre la généalogie de la famille et de représenter les étapes importantes de la vie », explique Samuela, dont les parents sont originaires de Polynésie française : sa mère des îles Marquises et son père de l’île de Tahiti, la capitale de la Polynésie française.
Les îles qui composent la Polynésie sont culturellement diverses et possèdent des traditions et des symboles de tatouage uniques. Ce modèle, tiré du Polynesian Tattoo Dictionary: Marquesas Islands de Teiki Huukena montre une croix peka ‘enana. C’est l’un des motifs marquisiens les plus populaires, il représente une forme humaine, dont les quatre membres sont illustrés par des lignes courbes à l’intérieur d’un bloc.
La flamme dansante des Marquisiens symbolise la lumière qui éloigne la mort.
« Selon l’archipel d’où l’on venait, le tatau était pratiqué de manière différente, et les symboles avaient des significations différentes », continue Samuela. « Par exemple, les personnes vivant sur [une] île avec des montagnes ou sur un atoll où il n’y a que des cocotiers utilisent différents symboles de la terre [choisi] en fonction de leur propre expérience. »
Cette forme en spirale représente une crosse de fougère, qui symbolise le début d’une nouvelle vie dans la culture du tatouage marquisien.
Des formes répétées décorent ce motif marquisien, évoquant l’immensité du ciel dégagé et un grand voyage.
Dans de nombreuses îles du Pacifique, les pratiques culturelles traditionnelles ont été réprimées, voire interdites dès les premiers contacts avec les pays occidentaux. « Le tatouage était souvent pratiqué pour défier les puissances coloniales, c’est donc l’une des premières choses que les hommes blancs ont tenté d’éradiquer », selon Tricia Allen, une tatoueuse établie à Oʻahu qui possède une vaste expérience de l’histoire polynésienne, et qui est l’autrice de l’ouvrage The Polynesian Tattoo Today et Tattoo Traditions of Hawaiʻi. « Même si au cours des dernières décennies, les habitants des îles du Pacifique ont fait revivre nombre de leurs arts traditionnels et sont fiers de leur patrimoine culturel, on comprend pourquoi le tatouage peut être un sujet sensible pour les [communautés natives]. »
 
Pour de nombreux tatoueur.se.s polynésien.ne.s, ce qui fait la différence entre respecter et s’approprier une œuvre culturelle, c’est le fait que chaque tatouage soit totalement unique, issu d’une conversation entre l’artiste et le client.
Un touriste reçoit un tatouage traditionnel samoan dans sa chambre d’hôtel au Annie Grey’s Lagoon Beach Resort, à Apia, dans les Samoa.
« Je demande aux clients de me parler d’eux, de leur propre histoire et de ce qu’ils veulent que leur tatouage représente », raconte Eddy Tata, un tatoueur marquisien qui exerce son métier à bord de l’Aranui 5, le navire mi-passager, mi-cargo qui navigue de Tahiti vers les îles Marquises, Tuamotu et de la Société. « Pendant qu’ils parlent, je crée déjà le motif dans ma tête. Si le client me montre une photo et me dit qu’il veut le même motif, je refuse de le copier. Reproduire quelque chose qui est personnalisé est une forme d’appropriation, c’est comme voler l’histoire de quelqu’un d’autre. Je l’explique en adaptant le motif pour qu’il corresponde à l’histoire du client. »
Plutôt que de commencer par dessiner un pochoir sur papier pour le transférer ensuite sur la peau, de nombreux artistes polynésiens esquissent le motif directement sur le corps à l’aide d’un stylo. Cette ébauche à main levée donne au tatoueur ou à la tatoueuse la possibilité de façonner une composition unique au fur et à mesure.
(À voir : Cet ancien moine offre la protection de Bouddha grâce au tatouage.)
Bien que des sites internet répertorient la signification des différents motifs et images, la plupart des informations ne sont pas exactes. C’est pourquoi il est essentiel de communiquer avec l’artiste au sujet de l’objectif du tatouage et sur ce que l’on souhaite représenter.
Pour de nombreuses personnes, les tatouages ont une forte signification et sont liés à leur histoire personnelle. En raison de l’utilisation historique du tatouage comme toile pour représenter la lignée et les accomplissements familiaux, il existe des motifs qui sont traditionnellement gardés pour un usage approprié et qui sont tapu, ou interdits, pour les autres. En outre, certains groupes insulaires ont de longues traditions concernant l’emplacement des tatouages sur le corps, comme les guerriers de Tonga, dont les tatouages étaient placés de la taille aux genoux.
Un homme arbore un tatouage polynésien typique sur tout le corps et le visage, à Moʻoreʻa, en Polynésie française.
S’il est acceptable, en tant que voyageur.se, de s’inspirer de quelque chose, il est préférable d’avoir un lien avec le motif choisi : après tout, vous vivrez avec ce dernier toute votre vie. Le tatouage doit donc être une représentation de votre parcours et de vos réalisations.
« Chaque tatouage que j’ai m’a pris trois ans, du moment où j’ai commencé à y penser, au temps qu’il a fallu pour trouver le bon artiste, jusqu’à la discussion avec cet artiste sur le symbolisme qui se cache derrière », explique Tahiarii Yoram Pariente, conseiller culturel polynésien et conservateur établi à Raʻiātea. « La douleur et le symbolisme dans l’acte du tatouage sont très internes, et ce que vous voyez n’est pas nécessairement ce que vous obtenez. Les gens ne comprennent pas automatiquement votre histoire juste en regardant votre tatouage. Ce n’est que la couverture extérieure du livre qui constitue la personne dans son ensemble. »
 
Selon Samuela, lorsque les intéressé.e.s comprennent qu’il y a toujours une signification et une histoire derrière chaque tatouage polynésien, ils passent plus de temps à réfléchir à ce qu’ils souhaitent et à la façon dont ils désirent commémorer leur parcours. « Les tatouages font partie de notre vie. C’est une culture, et non une mode. J’ai toujours été intéressé par l’idée de partager l’art traditionnel du tatau avec d’autres personnes. »
Comme pour beaucoup d’autres choses qu’il est nécessaire de prendre en compte lorsque l’on visite une destination, il s’agit finalement de respecter les souhaits des populations natives. Un bon nombre de ces cultures sont vivantes et florissantes. Si, selon leurs membres, certains éléments de leur art ne doivent pas être touchés, alors il faut savoir respecter leur volonté.
« Les gens ne réalisent pas que la principale différence entre le tatouage traditionnel et le tatouage moderne est que, dans les cultures traditionnelles, il s’agissait d’une marque de conformité à ses normes culturelles », explique Allen. « C’est très différent de la culture occidentale où, en général, le tatouage sert à se démarquer. »
Si les tatoueur.se.s conseillent de prendre le temps et de réfléchir à la manière dont on souhaite commémorer son histoire personnelle, ils encouragent tout de même les voyageur.se.s à ne pas se désintéresser de leur art. Tata souligne le caractère positif du fait d’être curieux et sensible aux origines traditionnelles du tatau : « Ne craignez pas les tatouages. Pour moi, c’est un honneur de partager ma culture avec d’autres, et je le fais d’une façon qui permet de diffuser ma culture à travers le monde ».
Dans le studio de Samuela, où je me fais tatouer, un gecko court le long du mur et un cheval curieux passe la tête par la fenêtre ouverte. Je regarde le symbole frais sur ma jambe. Pour un inconnu, ce symbole pourrait simplement passer pour un joli dessin. Pour moi, cependant, il raconte une histoire importante dans ma vie : mon lien avec l’eau et les voyages, ainsi que mon travail d’écrivaine qui partage les histoires des personnes et des lieux que je découvre.
La culture polynésienne et sa place dans l’histoire que racontent vos tatouages, devient une partie de vous. « Nous naissons nu et sans rien. Au cours de notre vie, nous accumulons des souvenirs, et enfin, lorsque nous mourons, nous nous libérons de tout », affirme Pariente. « La seule chose que nous acquérons au cours de notre vie et qui nous accompagne après notre mort, ce sont nos tatouages. »
« Ce que l’on voit sur la peau n’est qu’un résultat du tatouage ; ce que nous fabriquons, c’est la peau. Nous gravons l’histoire de notre vie dans notre peau », poursuit Pariente. « C’est un petit morceau d’éternité. »
Jill K. Robinson est une rédactrice voyage et aventure établie à San Francisco. Retrouvez-la sur Twitter et Instagram.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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