Correspondant
C’est la semaine de tous les dangers. Jeudi, la France sera paralysée. Cela ne semble pas faire de doute tant la colère paraît grande dans tout le pays contre la réforme des retraites que s’apprête à faire voter le gouvernement d’Emmanuel Macron. Alors que les syndicats annoncent une première journée de grève jeudi, le gouvernement affrontera pour la première fois depuis 12 ans un mouvement syndical uni regroupant aussi bien les syndicats modérés, comme la CFDT, que les plus radicaux, comme la CGT et Force ouvrière.
Ce débrayage contre le report de l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans et l’allongement de la durée de cotisations à 43 ans dès 2027 s’annonce massif, même si la capacité des syndicats à faire descendre dans la rue des millions de personnes n’est plus celle qu’elle a déjà été. « Ce sera une très, très forte mobilisation. Il faut que ce soit du niveau de 1995, même de 2010 », a déclaré dimanche sur France 3 le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez.
En 2010, alors qu’il s’agissait déjà de reporter l’âge de la retraite de 60 à 62 ans, les manifestations avaient mobilisé plusieurs millions de travailleurs des secteurs privé et public. Ce qui n’avait pas empêché Nicolas Sarkozy et son premier ministre François Fillon de mener leur projet à terme. En 1995, le « plan Juppé » visant à aligner les retraites des fonctionnaires sur celles du privé avait donné lieu aux plus grandes manifestations depuis Mai 68 et provoqué la dissolution du gouvernement et de nouvelles élections.
Si personne ne s’attend à un mouvement aussi massif, cette première grande mobilisation depuis l’élection d’Emmanuel Macron devrait largement toucher les trains, les avions et le transport en commun des grandes villes. La fonction publique a massivement déposé des préavis de grèves et l’Éducation nationale devrait être largement paralysée. Des pharmaciens au syndicat des pêcheurs de coquillages en Polynésie, peu de secteurs semblent devoir être épargnés. Or, les syndicats ont déjà annoncé qu’ils souhaitaient rééditer le mouvement les 26 janvier et 6 février prochains.
Depuis les gilets jaunes, ce qui inquiète le plus, ce sont les débrayages spontanés qui échappent largement aux grandes organisations syndicales. Ce sont eux qui ont permis, par exemple, à une poignée de salariés de bloquer les raffineries cet automne, provoquant des pénuries de carburant dans toute la France pendant deux semaines. Même chose à Noël, lorsqu’un mouvement spontané de contrôleurs actifs sur les réseaux sociaux a gâché les vacances de 200 000 voyageurs en paralysant les TGV.
« Cette fois, nous sommes devant une crise politique qui dépasse de loin le problème des retraites », explique l’économiste Bertrand Martinot de l’Institut Montaigne et auteur d’une étude sur le rapport qu’entretient la population active française à l’égard du travail.
Comment expliquer que trois Français sur quatre se disent opposés à cette réforme alors que leur espérance de vie n’a cessé de s’allonger et que l’âge de départ à la retraite est déjà en France un des plus bas d’Europe ? Seules la Grèce, la Norvège et la Suède ont un départ à la retraite à 62 ans. En Italie et au Danemark, il est de 67 ans, et dans la majorité des pays européens autour de 65 ans.
Ce rejet est particulièrement vif parmi les actifs. Selon un sondage de l’Institut Montaigne, à peine 7 % de ceux qui travaillent approuvent le report de l’âge de départ à la retraite au-delà de 62 ans. Ils sont même 48 % à juger qu’un départ à 62 ans est « excessif », et seulement 45 % à le juger satisfaisant. Une opinion qui traverse toutes les catégories professionnelles.
« Nous assistons à une véritable fracture dans la population entre les actifs, qui jugent massivement cette réforme injuste et les retraités qui sont pratiquement les seuls à l’approuver puisqu’ils ne seront pas touchés », explique Bertrand Martinot. Si, à cause du calcul des 43 annuités, ceux qui ont commencé à travailler tôt voient leur départ à la retraite reporté de deux ans, cette réforme ne change rien en effet pour les retraités actuels. Deux millions d’entre eux verront même leur situation s’améliorer par l’élévation de la retraite minimale à 1200 euros par mois.
C’est pourquoi le think tank de gauche Terra Nova a qualifié cette réforme d’« unijambiste », car, dit-il, elle « exonère les retraités actuels de tout effort ». Retraités dont le niveau de vie moyen était pourtant, en 2019, supérieur de 1,6 % à celui des actifs.
Il ne fait pas de doute pour Bertrand Martinot que ce choix est politique puisque l’électorat du parti d’Emmanuel Macron, comme celui de LR, se recrute largement chez les retraités. Au contraire, l’électorat du premier parti d’opposition au parlement, le Rassemblement national (RN), est beaucoup plus jeune et majoritairement dans la vie active. Néanmoins, si les retraités tournaient le dos à cette réforme, il ne resterait plus grand monde pour la soutenir, reconnaissent plusieurs analystes.
Il ne faudrait pas en déduire que les Français n’accordent pas d’importance au travail, dit Martinot. Contrairement à un préjugé tenace, les études montrent que chaque année, les Français travaillent deux semaines de plus par an que les Allemands. Elles montrent aussi que les Français sont plus nombreux que ces derniers à valoriser le travail et à le faire passer avant les loisirs. L’envers de la médaille, c’est que ces mêmes études tendent aussi à montrer que les Français sont moins heureux que leurs voisins au travail. Voilà peut-être pourquoi la retraite apparaît en France comme un sanctuaire intouchable.
Après une réforme plus générale avortée en 2020, a martelé la première ministre Élisabeth Borne, cette réforme veut essentiellement garantir l’équilibre du système jusqu’en 2030 (selon un scénario optimiste de 4,5 % de chômage). Une logique d’équilibre des comptes qui n’est pas facile à justifier pour un gouvernement renommé pour le « quoi qu’il en coûte », qui a porté le déficit budgétaire annuel à 180 milliards d’euros, et la dette à un record abyssal de 3000 milliards.
« La France s’enfonce dans les déficits depuis 40 ans, dit Martinot. Or, les retraites n’y contribuent que pour une petite part. Les actifs se demandent donc pourquoi ils devraient être les seuls à faire les frais de ce redressement. » Et l’économiste d’ajouter que, quelle que soit la réforme proposée, les Français s’y seraient probablement opposés tant le taux d’insatisfaction est élevé en France à l’égard des politiques.
Nombre d’analystes estiment qu’avec la hausse des prix de l’énergie, la montée des violences sur les personnes et l’utilisation répétée de la procédure d’exception (49-3) à l’Assemblée nationale, la défiance à l’égard du gouvernement est à son comble. Plusieurs incriminent une élection présidentielle qui, comme la précédente, s’est jouée sur le simple rejet de Marine Le Pen et où les programmes politiques sont passés au second plan. Assisterons-nous à cette « convergence des luttes » dont parlent les leaders de la gauche ? « Rien n’est moins sûr, dit Martinot. Il y a aussi beaucoup de lassitude dans la population, et un véritable désengagement politique. »
« Emmanuel Macron joue son quinquennat et sans doute son avenir », écrit pourtant le journaliste économique Jean-Marc Sylvestre sur le site Atlantico. On voit mal en effet comment un échec sur une réforme aussi minimale lui permettrait de survivre politiquement. Alors que s’ouvrent deux mois de débats parlementaires, le mouvement pourrait s’étirer jusqu’en mars. La mobilisation de jeudi devrait en donner une première idée.
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