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Conférence du Haut Conseil des Finances Publiques
Paris, 10 mai 2022
La soutenabilité de la dette française,
entre hausse des taux et règles européennes
Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
C’est un plaisir d’être parmi vous aujourd’hui, et je remercie le Premier Président Pierre Moscovici d’avoir invité un Banquier central à conclure cette conférence largement budgétaire. Je mesure d’autant plus ce privilège que deux soupçons pèsent souvent sur la politique monétaire dans son articulation avec la politique budgétaire. D’abord, la politique monétaire accommodante serait la cause de la hausse de la dette publique. C’est faux : les politiques non conventionnelles, menées sur la dernière décennie avec l’objectif de soutenir une inflation (et une activité) alors insuffisante, ont tout au plus eu pour effet de réduire le coût de la dette. Plusieurs États, et pas seulement l’Allemagne, ont su profiter de cette décennie pour au contraire réduire leur dette. Et nous devons malheureusement constater qu’en France, les dépenses publiques étaient déjà systématiquement supérieures aux recettes bien avant les taux bas et les achats de titres publics.
Le deuxième soupçon, c’est que la politique monétaire serait aujourd’hui, à cause de cette dette publique élevée, en incapacité de remonter les taux comme il le faudrait pour combattre une inflation ravivée. C’est tout aussi faux : l’indépendance de la Banque centrale européenne et de chaque Banque centrale nationale, à commencer par la Banque de France, est notamment là pour prévenir tout risque de « domination budgétaire ». Notre Conseil des gouverneurs agira autant que nécessaire pour remplir notre mandat prioritaire de stabilité des prix ; n’ayez aucun doute là-dessus. Il est donc d’autant plus important pour les autorités budgétaires d’assurer la soutenabilité de la dette en contexte de hausse de taux. Reconnaissons, par euphémisme, que ce sujet a été loin de dominer la campagne électorale française, et je développerai donc d’abord les raisons pour lesquelles la dette doit rester un sujet de premier plan (I), avant d’évoquer des règles budgétaires possibles – y compris européennes (II).
I. Pourquoi la dette doit rester un sujet économique de premier plan
1. Assurer la soutenabilité budgétaire
Face à la tempête Covid, les autorités publiques ont à juste titre déployé l’arsenal budgétaire autant que monétaire. Les dettes nationales ont largement augmenté en 2020 et 2021 pour absorber les secousses économiques du choc : +16 pt du PIB en France, +12 pt de PIB en zone euro. Le « quoi qu’il en coûte » était justifié en 2020 ; il a cependant eu pour effet secondaire de banaliser l’augmentation massive de la dette. Beaucoup de nos concitoyens, de bonne foi, ne comprennent pas pourquoi Bercy refuserait des dépenses d’un milliard, alors qu’on a su facilement en trouver soudain des centaines. La dette serait devenue sans limites et sans coût. Cette double illusion, si séduisante, est aujourd’hui notre plus grand danger. Ce qui était une réponse exceptionnelle à des circonstances exceptionnelles ne doit pas devenir un « nouveau normal ».
Sans limites : notre problème n’est pas tant la dette du choc Covid, que celle d’avant Covid (déjà 97% du PIB fin 2019) et surtout désormais la trajectoire d’après Covid. Car l’Europe et la France ont été confrontées dans le passé à des crises externes imprévues – crise financière de 2008, crise Covid, et aujourd’hui guerre en Ukraine – et elles le seront encore à l’avenir. Nous avons en outre des besoins d’investissement massifs pour accomplir nos deux transformations d’avenir, écologique et numérique. La seule transition écologique nécessitera des investissements additionnels estimés en Europe à au moins 360 Md€ par an d’ici 2030, dont un tiers d’investissements publics. Le retard européen dans le numérique et l’innovation tient aussi en partie à un effort de financement trop faible : en 2019, le montant total des dépenses publiques et privées de R&D équivalait à 2,1% du PIB de l’UE contre 3,1% aux États-Unis et 4,6% en Corée du Sud.
Or avant même ces risques et ces besoins, selon nos projections, la dette publique française resterait au mieux quasi-stable autour de 110% du PIB d’ici à 2032 à politique budgétaire inchangée. Clairement, ce n’est pas suffisant pour assurer durablement la soutenabilité budgétaire. Il faudrait se fixer un objectif plus ambitieux : un retour d’ici dix ans nettement sous 100% du PIB, et sous le niveau pré-Covid. Ceci devrait notamment passer par une augmentation des dépenses en volume ramenée chaque année à 0,5%, contre plus de 1% sur la décennie précédente ; ceci permettrait une réduction du ratio d’endettement d’une quinzaine de points sur dix ans. Il ne s’agit donc pas ici de prôner une baisse générale des dépenses, mais leur moindre augmentation : on est loin de cette fameuse « austérité » que nous Français aimons tant dénoncer sans l’avoir pourtant jamais pratiquée. Ceci serait pleinement compatible avec le jeu des stabilisateurs automatiques, pour tenir compte de la conjoncture. Ceci s’entend bien entendu sans nouvelle baisses d’impôts, que nous n’avons guère les moyens de financer.
La Cour des Compte le dit fort et clair, et juste : nous devons donc cesser de repousser la consolidation budgétaire « aux calendes grecques ». Ce n’est pas une question arbitraire de seuil ou d’orthodoxie bornée. C’est notre solidarité vis-à-vis des générations futures qui est en jeu : nous n’avons pas moralement le droit de leur léguer, en sus d’une dette climatique qui les inquiète si légitimement, une dette financière dont le poids en proportion du PIB a déjà quasiment doublé en 20 ans. Et c’est aussi notre crédibilité politique en Europe qui se joue, tout comme notre capacité à inspirer durablement confiance aux investisseurs. Si apparaissaient des doutes sur la soutenabilité de la dette française, nous pourrions certes toujours emprunter ; mais nous ne le ferions pas dans les mêmes conditions financières : regardons autour de nous, y compris chez plusieurs de nos voisins européens. Et ceci m’amène à la deuxième illusion, celle d’une dette qui serait sans coût.
2. L’augmentation à venir du coût de la dette
En particulier pendant la crise Covid, les politiques monétaire et budgétaire, tout en restant indépendantes, étaient alignées et se renforçaient mutuellement : tant que l’inflation restait faible, les taux directeurs restaient bas, réduisant les coûts d’une politique budgétaire expansionniste qui elle-même soutenait l’activité et in fine l’inflation. À l’évidence, ce contexte économique a changé depuis l’automne dernier : face à l’augmentation rapide de l’inflation, y compris hors énergie et alimentation (+3,5% d’inflation « core » en zone euro en avril), nous devons normaliser la politique monétaire.
Les marchés financiers incorporent en outre une prime de risque face à ce retour de l’inflation : en passant, ceci fragilise désormais beaucoup l’idée reçue selon laquelle l’inflation réduit la dette et sa charge. Les taux ont donc déjà significativement monté (l’OAT à 10 ans est passé de 0,1% il y a un an, début mai 2021, à 1,6% aujourd’hui), ils devraient continuer à le faire en particulier sur le segment à court terme. Toute augmentation des taux se transmet progressivement à la dette émise ou réémise, à raison d’environ 15% par an de l’encours pour la France. Selon nos estimations, chaque hausse de 1% des taux entraînera au bout de 10 ans une augmentation de la charge annuelle d’intérêt de 1 pt de PIB, et une augmentation de la dette de 5½ pt de PIB, par rapport à une situation sans hausse de taux. Chaque 1% de hausse des taux d’intérêt représente donc à terme un coût annuel supplémentaire de près de 40 Md€, soit presque le budget actuel de la Défense. Il serait donc irresponsable d’engager notre avenir sur le pari, déjà dépassé, d’une dette à coût zéro ou très faible. Plus de déficit aujourd’hui, ce sera clairement moins de marges de manœuvre et d’action demain, en faveur de l’écologie, de la santé ou de l’éducation.
II. Comment fixer une stratégie de désendettement crédible ?
1. Des règles budgétaires européennes révisées
J’en viens au débat qui vous a largement occupés cet après-midi : celui des règles notamment européennes. Il a été mis entre parenthèses depuis début 2020, pour cause de Covid, et maintenant peut-être de crise ukrainienne. Mais ce débat devra être finalisé : je ne crois ni aux traditionalistes – ceux qui en Europe plaident purement le retour au « comme avant » – ni aux angéliques – ceux qui croient simplement à la sagesse des processus institutionnels, ou de débats économiques éclairés pour piloter les cycles budgétaires nationaux. Non, l’expérience nous dit, en France notamment, qu’il faut des règles et pas trop de « discrétion », au sens des choix totalement discrétionnaires. Mais ces règles doivent être révisées, simplifiées, pour être ainsi mieux respectées et plus crédibles. Paolo Gentiloni et la Commission ont la lourde tâche de faire avancer cette discussion qui relève des autorités politiques ; je glisse donc juste quelques réflexions.
Il me semble d’abord raisonnable d’éviter – en cette matière et à ce stade – une modification du Traité. Nous pourrions ainsi conserver les cibles de 3% de déficit qui constitue un ancrage utile, et même de 60% de dette. Mais la règle de l’ajustement linéaire annuel de 1/20 vers ce dernier objectif est devenue peu crédible car trop exigeante, en particulier pour les pays fortement endettés. Et à la place du déficit structurel – que personne ne comprend vraiment, et même ne sait précisément calculer –, nous pourrions fixer comme objectif opérationnel un plafonnement du taux de croissance des dépenses publiques. À taux de prélèvements constants, ceci revient à peu près au même économiquement, et constituait l’axe principal de la réforme proposée en 2019 par le Comité budgétaire européen (CBE), présidé par Niels Thygesen. Il importerait aussi que ces règles ne soient pas simplement vues comme une contrainte imposée par Bruxelles mais soient largement internalisées, « appropriées » dans notre débat budgétaire français, car elles sont notre intérêt national.
2. Ajouter une capacité européenne de stabilisation et d’investissement
Permettez-moi ici d’imaginer une sortie par le haut des franches négociations européennes – et franco-allemandes – à venir : les pays du Sud – dont ici la France – acceptent des règles de discipline budgétaire domestique ; les pays du Nord – dont l’Allemagne – acceptent une capacité budgétaire européenne. Ici, nous ne partons heureusement pas de rien : une grande avancée s’est concrétisée grâce au programme « Next Generation EU » (NGEU), conçu pour sortir de la crise économique liée à la Covid, avec un double objectif de relance et d’investissements stratégiques de long terme.
La priorité du moment est bien sûr d’assurer la pleine réussite de NGEU, voire de l’ajuster aux conséquences du choc ukrainien. Mais il serait sage de réfléchir selon deux directions pour l’avenir :
En reposant sur un endettement commun, cet instrument permettrait par ailleurs, en cas d’activation, d’augmenter la quantité d’actifs sûrs européens offerts sur les marchés financiers, et par là de renforcer l’union des marchés de capitaux et le rôle international de l’euro.
3. Axer le débat sur la qualité des dépenses publiques
Reste un point essentiel qui reste souvent l’angle mort de notre débat budgétaire : la qualité et l’efficacité des dépenses publiques. Je mesure sur ces sujets le risque de sembler donner des leçons trop faciles ou théoriques. Je suis passionné du service public, et touché par sa crise actuelle. Tant de services publics en France souffrent de l’insatisfaction à la fois de leurs acteurs – les fonctionnaires – et de leurs usagers – les citoyens. Renvoyer systématiquement au manque de moyens et d’effectifs semble une explication un peu courte, alors que les dépenses publiques en France sont les plus élevées des pays avancés, et supérieures de dix points de PIB à la moyenne de nos voisins européens qui partagent le même modèle social. Cette crise est souvent moins un sujet financier qu’un sujet de gestion pour le service public : je crois à la re-légitimation de ses objectifs, à la reconnaissance de ses agents et l’autonomie de ses managers, à sa capacité de performance et d’innovation, à l’investissement dans sa modernisation. Utopies creuses ? Non : la transformation de la Banque de France en est un exemple modeste mais réel ; nous y combinons depuis des années moins de coûts, davantage de services, et une présence territoriale maintenue. Le management public efficace, je ne dis pas que c’est facile, mais je garantis que c’est possible.
Alors, une meilleure maîtrise budgétaire sera compatible avec le meilleur financement des dépenses les plus productives, qui doivent être priorisées – ces arbitrage difficiles relèvent évidemment du débat démocratique. La comparaison avec nos voisins semble seulement indiquer qu’en France, par exemple, les dépenses de retraite ou « d’affaires économiques » (subventions et crédits d’impôts) sont nettement supérieures. Certaines dépenses d’avenir (la majorité des investissements – même s’il en est de moins utiles – mais aussi les dépenses d’éducation et de recherche) ont un effet décisif sur la croissance, à court-terme autant que dans la durée. La France ne peut ni ne doit se résigner à une croissance potentielle plafonnant à 1,2/1,3%, si elle ambitionne de retrouver le plein emploi et réduire sa dette dans la décennie qui vient.
Je voudrais conclure avec deux auteurs très peu budgétaires. La Fontaine d’abord, L’Hirondelle et les Petits Oiseaux : « Nous n’écoutons d’instinct que ceux qui sont les nôtres, et ne croyons le mal que quand il est venu ». Visons enfin d’anticiper sur nos maux budgétaires, pour les réduire. Et passons alors à l’action avec Léonard de Vinci : « Savoir n’est pas suffisant – Nous devons appliquer… Être prêt n’est pas assez – Nous devons agir ». Agir non pour l’amer plaisir de la rigueur, mais pour assurer la pérennité de notre modèle social, et l’efficacité de nos services publics et de notre économie. Je vous remercie pour votre attention.