Sur un atoll de Polynésie, le vieux loup solitaire a dit oui à sa belle des îles.
«Tu vois cette vague-là ? Elle a 6 000 kilomètres de long. Cela fait des milliers d’années qu’elle tape le récif. » Olivier de Kersauson désigne une onde noire, un gonflement tranquille et puissant de l’océan qui vient se briser en poudre blanche sur un corail orangé. Juste derrière, on aperçoit la ligne d’eau bleu turquoise d’un lagon, dominée par une muraille de cocotiers. « Te dire que toute cette beauté n’est là pour personne, c’est proprement fascinant, non ? » Le navigateur vient de passer la barre à un jeune Tahitien dont le torse arbore un splendide tatouage de requin. La partie de pêche au gros a démarré fort. Deux mahi-mahi, ces daurades multicolores, longues comme des thons et dotées d’un front semblable à celui d’un taureau qui charge, ont rejoint la cale après avoir livré un beau combat qui s’est achevé sur le pont à coups de matraque. On a aussi remonté un thazard, un barracuda, quelques mérous. En quatre heures, combien de fois a-t-on changé les leurres, ajusté les traînes et scruté l’horizon à la recherche des sternes, ces mouettes miniatures qui, par leur vol au ras des flots et leurs conciliabules océaniques, indiquent mieux que quiconque l’endroit où le poisson se trouve ?

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L’atoll de Fakarava est un sanctuaire. Grand rectangle de mer de 60 kilomètres sur 20, perdu au cœur du Pacifique à une heure d’avion de Tahiti, il offre sur son pourtour un relief plat d’à peine 250 mètres de large où est posée une route unique, bordée d’habitations que dissimule une végétation généreuse. « Moi, je ne me sens bien qu’ici », dit le marin en allumant une Vogue Lilas, qu’il fume en la tenant entre le majeur et l’annulaire depuis qu’un accident de mer lui a cisaillé l’index de la main gauche. « Quand on regarde cette vague, murmure-t-il, la pensée s’arrête. Il n’y a plus que la contemplation. Le monde peut continuer ailleurs. Ici, le temps n’a pas de prise. » Un naufragé nommé Jacques Brel disait à peu près la même chose au sujet des Marquises, un archipel situé à 350 milles au nord où il était venu finir ses jours. Plus tard, à quai, près de la cabane en bois nichée au bout d’un ponton qui leur sert de suite nuptiale, à lui et Sandra, Kersauson me glissera qu’il a jadis assisté, à Paris, au dernier enregistrement live de « Ne me quitte pas ». « A la fin, les musiciens étaient si émus qu’ils tapotaient sur leurs instruments en un applaudissement sourd qui sonnait comme un adieu. »

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Aux Tuamotu, Kersauson, lui, est plus vivant que nulle part au monde. Il raffole de ces parages magiques qui peuvent parfois receler de drôles de sorcelleries. Il y a quelques années, alors qu’il promenait son ami Gérard Depardieu dans l’atoll voisin de Tahanea, il se souvient d’avoir entendu, le matin au mouillage, des cloches, et, le soir, des chiens qui aboyaient. « Or personne n’habite Tahanea, ni hommes ni chiens. » Il aspire une bouffée puis laisse lentement la fumée s’effilocher dans le vent en scrutant l’horizon de son œil bleu délavé. Olivier de Kersauson n’a aucun humour sur ces sujets-là. S’il est superstitieux, ce n’est pas par coquetterie, mais parce que face à la nature et ses mystères, il faut bien se cramponner à quelque chose. On ne peut pas tout comprendre. Le marin est rationnel autant que possible. Au-delà, il faut faire allégeance aux signes du destin. Kersauson est encore athlétique pour ses presque 70 ans. En mer, il a l’œil aiguisé, possède tous ses réflexes. Il écrase sa cigarette et décide de reprendre la barre.

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C’est au milieu de cette gamme infinie de bleus, où le ciel et l’eau échangent sans cesse leurs couleurs et leurs parures, que le navigateur a choisi de venir se marier. La plupart de ses compagnons de pêche appartiennent à la famille de sa femme, Sandra, Titaina de son prénom polynésien. Ils sont venus prendre part à la noce. Sandra est chinoise par sa mère, anglaise par son père. Ils se sont rencontrés il y a quatre ans et demi. Sandra n’est pas venue pêcher aujourd’hui, préférant les eaux calmes du lagon à la féerie qui obsède son futur mari. D’ailleurs, lorsqu’il est à terre et se perd dans des monologues où les prouesses des navigateurs portugais du XVe siècle côtoient les leçons de vie d’Eric Tabarly dans une immense saga maritime, elle sourit, pour montrer une tendre habitude. Avant qu’il parte en mer tout à l’heure, elle a essayé de lui mettre de la crème protectrice. Le soleil tape fort sur le lagon. Il faut faire attention. Ce genre de précautions le met en rogne. Comme toutes les femmes, Sandra possède cette volonté inébranlable et absurde de vouloir gommer ce qu’elle considère comme les défauts des hommes. Avec Olivier, elle a fort à faire. Elle en est consciente. Alors, sans jamais attaquer le géant frontalement, elle organise autour de lui. Ça lui permet de dire qu’elle lui laisse sa liberté.
Pour le mariage, c’est elle qui a tout planifié. Rien n’a été laissé au hasard. Etonnamment, à mesure que l’heure de la noce se rapproche, les choses se mettent en place très calmement, par la grâce d’un ordre invisible. C’est prodigieux quand on sait le stress que génère en général ce genre de réjouissances. Sandra a contacté le prêtre, qui est venu avec nous en avion depuis Tahiti. Dans la petite église de Fakarava, où les ex-voto sont des guirlandes de coquillages, les femmes tressaient des palmes autour des piliers qui encadreront la sortie des mariés. Sandra se promenait dans le village, livret de mariage sous le bras, sûre de ses choix de chants, de psaumes et de prières. Olivier a participé. « Je connaissais la liturgie mieux que le curé. Tu comprends, avec tout le temps que j’ai passé chez les jésuites… » Il fallait bien qu’il joue l’expert. Depuis deux jours, pourtant, il parle surtout de se faire la malle. « Chérie, je vais prendre un vol pour Tahiti et je reviendrai lundi », glisse-t-il en riant à Sandra, au petit déjeuner. Pourtant, il ajoute aussitôt qu’« à 70 ans, il ne peut plus t’arriver grand-chose. Alors pourquoi ne pas essayer ? » Dans leur tendre duel, Sandra et Olivier ont posé pour principe que rien n’est jamais définitif. Cette conscience mutuelle des choses précaires les a persuadés que ça valait peut-être le coup de faire un bout de chemin ensemble. C’est la première fois qu’Olivier de Kersauson se marie à l’église. « Le vrai mariage, celui qui compte, pas celui à la mairie. » Si elle était encore de ce monde, ma grand-mère bretonne ne le dirait pas autrement.

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L’idée d’un retour précipité à Tahiti est vite enterrée. L’a-t-il seulement envisagée, autrement que pour taquiner Sandra ? A la place, c’est dans un lieu exceptionnel qu’il l’emmène pique-niquer la veille de leur mariage. On oublie la pêche au gros. Après une demi-heure de mer, à l’autre bout de Fakarava, nous entrons dans un tout petit lagon bleu turquoise, bien à l’abri des fureurs du grand large et de la vague qui gronde. Il y a là avec nous une quinzaine de membres de la famille de Sandra, dont sa mère, Carlosa, sa fille, Laure, et son fils, Charles, ainsi que son témoin, son amie d’enfance Valérie. Du côté d’Olivier ne sont présents que Michel, son ex-beau-frère, Arthur, son fils unique, la femme de celui-ci, , et leur fille, Iris, âgée de 6 ans, qui fronce les sourcils de façon très convaincante quand elle imite son grand-père grognon. A peine a-t-il posé le pied à terre que Kersauson se promène parmi les cocotiers en soulignant que ces milieux, bien qu’ils servent à merveille l’idée qu’on peut se faire du paradis, restent hostiles. Démonstration faite lorsque, après avoir dégusté le mahi-mahi pêché la veille et cuit sur un feu de bois, un gros grain surprend les embarcations sur le chemin du retour. La mer intérieure de l’atoll de Fakarava se creuse brusquement. Les étraves se soulèvent et retombent avec fracas dans la vague qui moutonne. Les moteurs sont à la peine. Les mains se cramponnent au plastique rugueux de la coque. Les dos encaissent. Kerso est à la barre. Il a pris les commandes du bateau le plus rapide et part en tête affronter la tourmente. « Mais on se croirait à Brest ! s’exclame-t-il, fou de joie. Tout ce qu’on a vécu avant n’était qu’une hallucination ! »
Je lui fais remarquer que, côté température, ça n’est heureusement pas tout à fait Brest… Il se tient droit, chemise ouverte, torse offert aux éléments. Une mèche blanche lui mange le visage comme un paquet d’algues. Derrière ses lunettes fumées, on sent qu’il jubile. On courbe l’échine pour échapper à la pluie qui redouble. Derrière, la traîne d’écume est un immense bouillon. Le temps forcit encore. Un paquet de mer balaie le pont. Les visages ruissellent. Il est presque impossible de trouver le bon compromis entre vitesse et direction pour éviter les coups de massue du roulis. Parfois, on croirait que la mer va prendre possession du bateau ou qu’il va chavirer. Il n’y a que lui qui maîtrise encore quelque chose, du moins l’espère-t-on secrètement… Quand enfin les petites maisons du village apparaissent au loin, que la vague redevient tendre et l’eau de nouveau turquoise, on sent qu’il est déçu, comme s’il venait de franchir une dernière fois la ligne d’arrivée. Il quitte à regret le souvenir fugace des aventures du grand large lorsque, en solitaire, il domptait les icebergs de « l’Indien », l’océan le plus difficile. Tel un funambule, il jouait alors avec sa vie, goûtant à cette proximité de la fin qui rend à celui qui l’a connue, au large ou à la guerre, l’existence si savoureuse. Le ponton apparaît. Malgré le calme trompeur de ces eaux limpides, des massifs de corail, qu’on appelle des patates, affleurent. Les percuter pourrait abîmer la coque. Il le sait bien et les contourne. La manœuvre d’approche s’exécute au millimètre. Puis, les amarres bien à poste, il saute sur le ponton, regarde le grain qui s’éloigne et allume une cigarette. Les choses sérieuses commencent. Demain, il va dire oui à Sandra.

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