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Nager en sécurité au milieu des requins et des raies attire les vacanciers dans les eaux de Moorea, une île à trente minutes de bateau de Tahiti.
La première leçon que j’apprends en Polynésie française, c’est que je n’ai pas besoin de grand-chose. Un maillot de bain suffit.
Dix années ont passé depuis ma dernière visite sur l’île de Moorea ; une décennie à mourir d’envie de retrouver la couleur et la clarté de ces grands espaces du Pacifique Sud où la nature est reine. Après avoir déposé mon sac rempli de choses inutiles dans mon bungalow en bord de mer, j’avance vers le lagon et me glisse dans une eau aussi chaude qu’un bain.
La Polynésie française ne se résume pas à une unique sensation, c’est une mosaïque d’atmosphères éparpillées sur 118 petites îles et atolls (dont 67 sont habitées) et plus de 1 600 km d’océan. Une destination élémentaire, de terre, d’eau, d’air, de feu et d’un je-ne-sais-quoi d’insaisissable que je ne manque jamais de ressentir et que je ne parviens pas à expliquer. Me voici de nouveau à sa recherche.
TERRE – Je fais appel à mes mains autant qu’à mes pieds pour grimper sur les hauteurs de Moorea, d’où l’on voit l’île voisine de Tahiti, qui n’est qu’à quelques minutes de ferry. M’accrochant à des plantes grimpantes lisses et enjambant des ruisseaux de montagne, j’avance péniblement vers le sommet à travers une forêt équatoriale aux fleurs rouges et oranges diaphanes. Pour un étranger, les plantes sont si bizarres qu’elles semblent presque fausses, mais mes mains et mon nez me disent que tout ça est bien réel.
Les surfeurs sont attirés par le reef break de Vairao, une petite ville portuaire lovée sur une portion plus calme de la côte sud-ouest de Tahiti.
Heinrich, mon guide, frappe de son poing un gigantesque tronc d’arbre ridé. Un grondement sourd retentit à travers la forêt. « C’est un mape, un châtaignier tahitien importé sur l’île par les premiers Polynésiens », dit-il. Ces aventuriers des mers sont probablement arrivés d’Asie du Sud-Est il y a deux mille ans, apportant avec eux taros et arbres à pain, mais aussi cochons, chiens et poules.
Je frappe le tronc creux à mon tour. Un autre grondement s’élève et traverse la canopée. Heinrich connaît le nom de chaque plante, de chaque arbre, fleur et arbuste. Il connaît leur histoire et leur usage. Il y a des thés qui renforcent le système immunitaire, des feuilles qui servent à la fabrication de chapeaux et des arbres qui sont utilisés pour construire des pirogues qui traverseront l’océan.
« Pour nous, Polynésiens, la nature n’est pas une entité à part, m’explique Heinrich. Nous appartenons à la Terre. » À la façon qu’il a de le dire, je sais que ce n’est pas juste une réplique qu’il récite aux touristes mais une conviction personnelle. « Je suis devenu guide de randonnée parce que j’aime être dans la forêt, dit-il. J’aime montrer notre nature aux visiteurs, la végétation et la vie qu’il y a sur notre île. »
Leurs richesses ont attiré Européens et Américains sur les rives polynésiennes. La légendaire mutinerie du HMS Bounty s’est produite après une escale à Tahiti. Un déserteur du nom d’Herman Melville a abandonné son navire aux Marquises, cette expérience lui inspirant son premier roman. La longue lutte coloniale pour le contrôle de la région a pris fin en 1880 lorsque le roi de Tahiti a cédé ces îles à la France. Près de 140 ans plus tard, les dernières élections législatives ont témoigné d’une attitude de défiance vis-à-vis du pays, avec des partis indépendantistes en vogue. Mais pas assez pour remettre en cause le statu quo, incarné dans un slogan de campagne proclamant poliment : Continuons Ensemble.
Il faut plus d’une heure pour atteindre la crête tranchante du cratère de Moorea, un mur abrupt de basalte noir. Depuis l’étroit col des Trois Cocotiers, j’aperçois toute l’île : sa géographie en forme de coeur, les reflets turquoise de la baie d’Opunohu, et les étendues verdoyantes qui s’étirent du bord de mer jusqu’au sommet du mont Rotui.
Le Tahitien Angelo Faraire surfe la légendaire vague de Teahupoo dans le sud de Tahiti.
La terre volcanique et sombre, les montagnes dentelées et les forêts tropicales escarpées exercent leur pouvoir. D’en haut je me rends compte qu’on oublie souvent son cachet terrestre quand on pense au Pacifique Sud, où le bleu électrique des lagons domine les photos Instagram des vacanciers.
Chaque île de la Polynésie française est unique et est affiliée à l’un des cinq archipels. Tahiti et l’archipel de la Société sont les plus visités, les Tuamotu les plus plates, les Marquises sont les plus septentrionales tandis que les îles Australes et Gambier, les plus méridionales, restent quasi vierges de touristes. On aurait tort de s’arrêter au charme romantique de Tahiti ou aux bungalows sur pilotis de Bora Bora. L’esprit polynésien d’exploration incite les visiteurs à s’aventurer au-delà de chaque nouvel horizon, et c’est ce même esprit qui me pousse vers Huahine, île moins connue mais non moins verdoyante tapissée d’épaisses forêts, de fleurs géantes et de bananiers disproportionnés.
À un jet d’avion au nord-ouest de Tahiti, Huanine distille une atmosphère douce et simple. Après une journée, j’ai l’impression de faire partie de la vie locale. Des inconnus me tendent des morceaux d’ananas frais et m’ouvrent des noix de coco pour que j’en boive le lait. D’autres me proposent de m’emmener voir leurs endroits préférés : « Là, c’est le meilleur coin pour regarder le lever de soleil », me dit une femme âgée qui insiste pour faire un petit détour et me raccompagner à mon hôtel.
EAU – Le lever de soleil est encore plus mémorable sous l’eau. À 20 m de profondeur, en suspension dans l’abîme limpide au-delà du récif de Moorea, je suis du regard un requin-citron de 3 m, juste en-dessous de moi. Des poissons-pilotes à rayures nagent aux côtés de ce géant timide, puis filent vers des profondeurs plus sombres et plus mystérieuses. Je fais volte-face et aperçois un banc de requins à pointes noires qui me suivent telles des groupies curieuses. Mon compagnon de plongée, Mana, me fait signer d’avancer et nous voilà au-dessus d’un récif de corail scintillant. Poissons argentés, anémones violettes et palourdes géantes remplissent le cadre de mon masque, un rappel épique que la vie grouille sous la surface de l’océan.
Tahiti abrite une myriade de cascades.
Mana m’aide à remonter sur le bateau tandis que le capitaine chantonne en s’accompagnant d’un ukulélé tahitien. « Mana veut dire “souffle de vie” dans notre langue, m’explique mon guide pendant que nous retournons à terre. Tu as de la chance d’avoir un compagnon de plongée qui a du souffle », plaisante-t-il.
En Polynésie française, l’océan a un immense mana, de la perle noire étincelante à l’intérieur d’une huître aux tortues et aux raies qui planent dans les hauts-fonds. On a parfois l’impression que la nature tient à établir un lien avec l’homme, souvent quand il s’y attend le moins. Mon amie Helga m’a raconté comment, dans la baie d’Opunohu, à Moorea, une baleine à bosse a bouleversé une sortie en masque et tuba. « Cette créature énorme et amicale m’a regardée droit dans les yeux, m’avait-elle dit. Jamais je n’aurais imaginé nager avec une baleine. »
L’abondance et l’accessibilité de leur vie marine font de ces îles des paradis. Les îles Tuamotu en particulier offrent la possibilité de rencontres exceptionnelles. Les atolls de Rangiroa et de Tikehau renferment une biodiversité incroyable, accessible même aux amateurs de snorkeling, tandis que les fanas de requins se pressent à Fakarava. Cet atoll effilé et clairsemé a l’air à peine assez large pour que mon avion s’y pose, mais dans le lagon, les eaux bleu sombre regorgent  de bancs de squales tourbillonnants : requins-tigres, requins bordés, requins-marteaux et requins-nourrices fauves. Fakarava abrite aussi la plus grande concentration de requins gris de récif au monde ; ici, ils dansent par centaines lentement, en cercle, suivant les contours de l’île en m’ignorant royalement. La scène est hypnotique ; seules les bulles de ma respiration me renseignent sur mon statut d’étranger à ce monde : elles s’élèvent jusqu’à la surface dorée et mesurent la distance entre deux univers, l’eau et l’air.
AIR – Le vent chaud qui souffle sur l’océan sent la crème glacée. C’est ma première impression de Tahaa, une île toute ronde couverte de plantations de vanille. Je repense à toutes les fois où j’ai lu « vanille tahitienne » sur des emballages ou dans des menus de restaurant ; mais ici, le parfum est du cru. La vanille fait partie du paysage et de l’air que je respire. Même mes vêtements sont imprégnés de son odeur.
Tous les arômes de Polynésie flottent dans l’atmosphère. La vanille, bien entendu, mais aussi le jasmin ainsi qu’une senteur envoûtante et unique en son genre, celle des fleurs de tiaré, un symbole national : un parfum apaisant, ensoleillé et citronné. On m’en passe une guirlande au cou chaque fois que je pose le pied sur une nouvelle île, en signe de bienvenue.
Chargé de documenter les récifs coralliens du monde par National Geographic, le photographe David Doubilet s’est retrouvé sur l’atoll de Fakarava, aux îles Tuamotu, où les requins se réunissent par centaines pour trouver à se nourrir.
Parfois, l’air semble gorgé d’humidité. À d’autres moments, une douce brise vient me chatouiller la nuque et fait bruire une rangée de palmiers. Les arcs-en-ciel sont souvent de sortie dans le ciel, apparaissant et disparaissant d’heure en heure.
« J’aime notre histoire arc-en-ciel », me dit un nouvel ami. Il s’appelle Marurai. « Blancs, Noirs, Chinois, Polynésiens, nous vivons tous en harmonie et nous nous transmettons nos récits respectifs, dit-il. Quand vous habitez sur une si petite île, il faut prendre soin de votre communauté, de votre famille, de vos voisins, et de toutes les personnes avec qui vous vivez. »
Voilà le coeur de la culture polynésienne, m’explique-t-il. « Vous n’avez pas besoin de faire quoi que ce soit de spécial. Contentez-vous de dire Ia ora na [bonjour], ôtez vos chaussures à l’intérieur et écoutez les autres. Sur notre île, quand vous n’avez pas d’argent à donner, vous donnez simplement votre temps. C’est comme cela que vous montrez votre respect aux autres. »
FEU – Le tournoiement des torches m’éblouit, occultant le ballet des danseurs dans le noir. De là où je suis assis sur la plage, je sens la chaleur des flammes qui strient l’obscurité et griffonnent d’étranges lettres de lumière qui s’évanouissent dans la nuit. Les chants des danseurs répètent une histoire que je n’ai jamais entendue mais qui ne m’en donne pas moins des frissons.
Chaque danse, chaque geste a un sens. En dépit de siècles d’influence des missionnaires chrétiens et d’un effondrement de la population dû aux maladies importées par les Européens, les danses aux Marquises ont survécu. Isolées, même au regard des standards du Pacifique Sud, ces îles conservent des traditions qui ont disparu ailleurs.
« Les premiers missionnaires avaient banni tout ça, les tatouages, les danses. Ils ont obligé les habitants à se couvrir le corps et à dissimuler leur culture, me dit Jack, un ami tahitien. Sans les Marquises, tout cela aurait disparu. » Les Marquisiens se sont fièrement accrochés à leurs coutumes, assez longtemps pour alimenter une révolution culturelle qui continue d’embraser la Polynésie française.
C’est le feu qui a fait ces îles, une à une ; des millions d’années d’explosions surgissant des abîmes de la Terre. Certaines, telles les Marquises, sont plus élevées car ce sont de plus jeunes volcans, tandis que les atolls plats des Tuamotu sont tout ce qui subsiste de volcans plus anciens désormais engloutis.
La danse du feu, qui trouve ses racines dans d’anciens rituels polynésiens, est un des temps forts des spectacles donnés en bord de plage dans les hôtels de Bora Bora.
MANA – Je suis étranger et peut-être que jamais je ne comprendrai ce que signifie vraiment le mana. Je sais déjà qu’il fait référence à un élément invisible de ces îles extraordinaires. « Il est tout autour de nous, dans ce que nous ne pouvons pas voir. C’est mon énergie, la vôtre, ce que nous ressentons l’un vis-à-vis de l’autre », m’explique Marurai. « Je sens le mana au lever ou au coucher du soleil, ou à chaque fois que j’arrive sur une de nos îles, renchérit mon amie Gina. Le mana est tout autour de moi. C’est ça qui me lie à mon fenua, mon pays. » Même Paul Gauguin est parti à la recherche du mana quand il est arrivé à Tahiti en 1891, pour échapper à « tout artifice et à toute convention ».
Le patutiki, l’art traditionnel marquisien du tatouage, inspire les tatoueurs contemporains. Les vacanciers peuvent s’offrir un souvenir permanent, dessiné par des artistes qui savent inscrire le langage secret des symboles dans la peau afin de transmettre le mana du tatoueur au tatoué. Les tatouages traditionnels deviennent un symbole visible du mana d’une personne.
Le mana est aussi un pouvoir, une chose réelle qu’on sent bienà Raiatea, dans l’archipel de la Société, un centre spirituel pour les Polynésiens, à une heure d’avion de Tahiti. Je déambule parmi les pierres érodées de l’antique marae de Taputapuatea, un sanctuaire en extérieur qui servait de lieu d’apprentissage et de culte aux chefs, prêtres et navigateurs polynésiens. Certains historiens sont convaincus que les premiers Polynésiens ont migré depuis cette île à travers le Pacifique, d’Hawaii à la Nouvelle-Zélande, et jusqu’à l’île de Pâques.
Ce qu’est exactement le mana m’échappe mais je le ressens en ce moment même, alors que les vagues effleurent de leur écume les roches sculptées à la main. Je sens qu’il y a du mana dans la Voie lactée qui illumine le ciel des Tuamotu à la nuit tombée. Je vois du mana dans les poissons volants qui bondissent au-dessus de la houle, dans les anguilles prudentes tapies dans le corail rouge orangé, et dans les robes blanches et ondulantes des femmes en chemin pour l’église. J’entends du mana dans les histoires qu’on se raconte au coin du feu, dans le chant des oiseaux et dans les accords qui résonnent toute la nuit pendant les sessions de ukulélé au bord de la mer. Tout ce mana que j’ai ressenti m’accompagnera encore après mon départ, me rappelant vers ces îles où je n’ai besoin de rien d’autre.
 
Article publié dans le numéro 22 du magazine National Geographic Traveler. S’abonner au magazine

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