Moetai Brotherson vient d’être réélu député avec plus de 60 % des votes exprimés. Nous l’avions rencontré au début de la campagne électorale, fin avril, à Faa’a, banlieue de Papeete, dans les locaux de son mouvement. Là, sous l’œil d’une étonnante « Statue de la liberté » bleue, blanche et jaune (les couleurs du Tavini), il était revenu pour nous sur l’action de son premier mandat de député et sur la revendication d’indépendance polynésienne.
Que les grands médias hexagonaux négligent l’actualité des Outre-mer n’est pas exceptionnel, surtout lorsque celle-ci se perd dans les résultats de législatives agitées. La nouvelle qui nous arrive de Polynésie française mérite pourtant qu’on s’y arrête : sur les trois députés qu’ils avaient à envoyer à l’Assemblée nationale, les électeurs et électrices polynésiens ont choisi trois indépendantistes. Un « Grand Chelem » d’autant plus surprenant que le Tavini huiraatira (« Servir le peuple » en tahitien, le parti souverainiste) n’avait de toute son histoire compté qu’un seul député, Moetai Brotherson, élu en 2017. Si ce succès doit être en partie analysé à l’aune de la situation politique locale – et notamment de l’usure du pouvoir du président de la collectivité, Edouard Fritch, et de son parti autonomiste de droite, le Tapura huiraatira – c’est incontestablement un coup de tonnerre pour la France, confrontée à de puissants mouvements indépendantistes dans ses deux grandes colonies du Pacifique : la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française.
Peut-on encore dire, en 2022, que la Polynésie française est une colonie ?
Moetai Brotherson – On a maintenant un mot plus neutre, collectivités d’outre-mer, mais la réalité est toujours la même. D’abord, il faut le rappeler, nous ne nous sommes pas donnés librement dans des danses lascives en souriant à la France, nous avons été colonisés suite à des guerres. Nos ancêtres sont morts pour notre liberté. Évidemment, nous sommes aujourd’hui une colonie moderne, dont le visage n’est plus celui des colonies africaines ou même de la Polynésie d’il y a deux siècles. Mais nous sommes toujours une colonie et d’ailleurs les Nations Unies l’ont reconnu, puisque nous avons été réinscrits en 2013 sur leur liste des territoires non autonomes, c’est-à-dire à décoloniser.
Ça a été un très long combat, démarré dès 1978 par le président-fondateur du Tavini huiraatira, Oscar Temaru. Il faut imaginer que la France s’était bien gardée de nous dire qu’il existait une telle liste. Ce n’est que lors de son premier déplacement à l’ONU qu’Oscar Temaru découvre à la fois l’existence de la liste, notre inscription sur celle-ci lors de sa création en 1946 et notre retrait unilatéral à la demande de la France en 1963, année de l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique [1]. On continue d’affirmer que la France a commis un acte illégal puisque normalement ce que l’Assemblée générale de l’ONU définit, seule l’Assemblée générale peut le défaire. Or, ce sont des tractations en coulisses qui ont abouti à la réédition de cette liste en omettant à la fois la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie.
L’année prochaine marquera les dix ans de cette réinscription de la Polynésie française sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU. Qu’est-ce que cela a apporté ?
D’abord, une précision : nous ne sommes pas allés demander à l’ONU de déclarer notre indépendance, ce n’est pas son rôle. La réinscription pour nous, c’est une porte ouverte vers un processus d’autodétermination au bout duquel il y aura un ou plusieurs référendums, comme en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. C’est le peuple polynésien qui choisira. Mais on ne peut pas avoir une négociation bilatérale avec l’État français, ce serait forcément déséquilibré. Il faut un arbitre neutre, expérimenté et cet arbitre, c’est l’ONU.
Depuis, nous y sommes retournés chaque année pour introduire de nouveaux points de revendications et obtenir de nouvelles résolutions, comme celle réaffirmant la souveraineté des Polynésiens sur l’ensemble des ressources naturelles. Nous avons également obtenu l’obligation pour l’État français de fournir annuellement à l’ONU un rapport sur les conséquences des essais nucléaires et l’évolution de la contamination.
Comment la France réagit-elle ?
Jusqu’à présent, l’État français est aux abonnés absents. Chaque fois que nous prenons la parole aux Nations Unies, l’ambassadeur français quitte la salle et ne revient que lorsque nous avons fini de parler. Cela donne de la France une très mauvaise image. Les échos qu’on entend à chaque fois de la part des représentants d’autres pays, c’est : « On a encore là la France donneuse de leçons, mais qui ne veut pas en recevoir ! » On est face à un déni schizophrène. Vous avez deux collectivités françaises du Pacifique qui sont réinscrites sur cette liste des territoires non autonomes, la Kanaky et nous-mêmes. Dans le premier cas, l’État français a collaboré avec l’ONU alors que pour nous, il fait comme si cette réinscription n’avait pas eu lieu.
Quand le président Macron a été élu la première fois, on était intrigués. On avait entendu son discours d’Alger où il disait que la colonisation est un crime contre l’Humanité, on l’avait entendu vouloir se faire le chantre du multilatéralisme et donc du rôle des Nations Unies. On a finalement une continuité. De droite, de gauche, du centre ou d’ailleurs, les présidents de la République ne veulent pas que la Polynésie devienne indépendante. Aujourd’hui que le barycentre du monde s’est clairement positionné au cœur du Pacifique, on comprend que l’État français ait des hésitations à nous rendre notre liberté.
Peut-on dire que la revendication indépendantiste progresse aujourd’hui en Polynésie française ?
Notre poids électoral dépend des scrutins, mais on représente en moyenne autour de 30 % de l’électorat manifesté. Le premier rôle du colonisateur, on le voit partout quand on étudie l’histoire de la colonisation, c’est de convaincre le colonisé que sans lui, il ne peut pas survivre. Ça va se manifester dans l’administration, dans l’éducation, dans les médias qui pendant très longtemps ont été des médias d’État… dans toutes les strates de la société. Cela a très bien fonctionné puisqu’on a aujourd’hui toute une partie de la population polynésienne qui croit encore en cette illusion que sans la France, nous allons mourir. Moi jusqu’à l’âge adulte j’ai entendu dire que nos voisins pays indépendants du Pacifique mourraient de faim. Et un jour je suis allé aux Samoa et j’ai failli mourir de trop manger. Là, je me suis dit : on m’a arnaqué.
Après, pour moi, un autonomiste [2] est un indépendantiste qui n’ose pas aller au bout des choses. Ils vous disent : bien sûr, il faut qu’on soit indépendant, mais… C’est ce « mais » qui nous différencie : « Mais il faut d’abord qu’on soit indépendant économiquement ». C’est un leurre car il n’y aucun pays au monde qui soit indépendant économiquement, il n’y a que des interdépendances. C’est ce que disait Jean-Marie Tjibaou en son temps : être souverain, c’est choisir nos interdépendances.
Lors de votre élection, vous aviez expliqué que vous n’alliez pas à l’Assemblée nationale pour y revendiquer l’indépendance de la Polynésie française. Qu’est-ce que vous êtes allé y faire du coup ?
J’ai dit que je n’irai jamais à l’Assemblée nationale crier « ti’amâraa » – c’est-à-dire « indépendance » – parce que ce n’est pas le lieu, ce serait inaudible. L’indépendance, elle va se décider chez nous. Le rôle d’un député indépendantiste à l’Assemblée nationale, c’est premièrement de veiller qu’il n’y ait aucun recul de l’autonomie. L’autonomie, c’est l’antichambre de l’indépendance : si vous la réduisez, vous vous éloignez mathématiquement de l’indépendance. Ensuite, il s’agissait de porter un certain nombre de combats qui ont longtemps été ceux du seul Tavini, comme celui du nucléaire. Aujourd’hui, les autonomistes admettent que les essais nucléaires ont eu des effets néfastes pour la Polynésie, mais messieurs Flosse et Fritch [3] ont très longtemps été les VRP du nucléaire propre dans le Pacifique, il ne faut pas l’oublier.
Autre combat, les ressources naturelles. Le président Macron a annoncé un budget de quelques dizaines de millions d’euros pour l’exploration des fonds marins à des fins scientifiques. Personne n’est dupe, à terme c’est pour l’exploitation de minerais. Cela va se faire forcément chez nous, pas au nord de la Bretagne. La France est la seconde puissance maritime mondiale, mais grâce aux Outre-mer. La Polynésie à elle seule représente 44 % de sa zone maritime. Nous, nous disons non ! Nous avons déjà subi Makatea, un atoll saccagé pour en extraire du phosphate pendant une soixantaine d’années. Ensuite, nous avons eu les essais nucléaires pendant trente ans. Nous ne voulons pas que demain des bateaux français, européens, quels qu’ils soient viennent à nouveau saccager le fond de nos océans pour l’exploitation des ressources minérales sub-océaniques.
Vous venez d’évoquer les essais nucléaires, c’est en effet un des sujets sur lequel on vous a le plus entendu comme député. Et notamment pour réclamer la décontamination de l’atoll de Moruroa, dont vous dites qu’il pourrait s’effondrer.
La question n’est pas de savoir s’il peut s’écrouler, mais quand ! Le plus gros investissement de l’État chez nous ces dernières années, c’est le projet Telsite de surveillance géomécanique de l’atoll de Moruroa. Je ne pense pas qu’on mette plus de 15 milliards de francs Pacifique [4] dans un thermomètre si on ne pense pas qu’on peut avoir la fièvre ! Or la partie de l’atoll qui va s’écrouler est précisément celle où sont stockés les déchets nucléaires. On fait quoi, on attend que ça se déverse dans l’océan ? Je demande à l’État français, et je l’ai redit dans ma proposition de loi [5], d’opérer une vraie dépollution. Car démonter des hangars ou ramasser des batteries, c’est du rangement. La vraie dépollution, ce serait de retirer ces déchet et les traiter pour qu’ils soient stockés de manière sereine si c’est possible. Mais en tout cas ne pas les laisser sur un atoll qui va s’effondrer.
La réponse de l’État, elle est triple. La première, c’est de dire que ça ne va pas se produire. Alors pourquoi le surveiller ? La deuxième, c’est de dire qu’il n’y a pas tant de déchets que ça. Il y a deux puits de 6 mètres de diamètre, un profond de 800 mètres, l’autre de 1,2 kilomètres, remplis de déchets nucléaires. Il y a aussi des kilos de plutonium au fond du lagon sous ce qu’on appelle le banc Colette. Si c’est peu de déchets, on n’a pas les mêmes échelles ! La troisième réponse, c’est : « on ne sait pas faire ! » C’est pour moi une réponse indigne de la grande nation scientifique qu’est la France.
Un autre aspect de votre combat tourne autour de l’indemnisation des victimes de ces essais…
Être indemnisé, c’est un parcours du combattant ! Le président Macron a fait des promesses là-dessus, pour l’instant ça reste des promesses. On constate aujourd’hui encore dans ces indemnisations des disparités qui vont du simple au quintuple pour des cas totalement similaires, pour une même pathologie. Mais au-delà des bugs du système, il y a des manques. Voilà le seul mécanisme d’indemnisation de la République française qui ne tient pas compte des victimes collatérales, contrairement aux indemnisations pour l’amiante, les accidents de la route, le terrorisme. Pour schématiser, Monsieur a bossé à Moruroa, il a contracté une maladie radio-induite et il en est mort en laissant derrière lui une femme et des enfants. Qui va s’en occuper alors que lui n’est plus là ? Vous avezégalement les victimes transgénérationnelles, certaines études semblant indiquer de manière assez forte qu’il y a des transmissions de pathologies, même si ce n’est pas forcément à l’identique. Si un travailleur à Moruroa a développé un cancer de la thyroïde, cela ne veut pas dire que ses descendants auront le même cancer, mais on observe d’autres pathologies en corrélation. A ce jour, toutes ces victimes indirectes ne peuvent pas être indemnisées pour leurs préjudices propres, c’est quand même extraordinaire !
Votre mouvement a décidé sur cette question du nucléaire de recourir à la Justice internationale.
Oscar Temaru a déposé en 2018 une plainte contre la France auprès de la Cour pénale internationale pour « crime contre l’Humanité ». Un geste fort, qui vise contre l’ensemble des Présidents de la République encore vivants. On a vu la réaction française : il a depuis été victime d’un acharnement judiciaire complètement insensé, avec des accusations qui ne tiennent pas la route et qui feraient bondir n’importe quel tribunal de métropole, mais qui passent sous les colonies [6]. A partir du moment où vous vous engagez dans la voie de l’émancipation, on cherche à vous mettre des bâtons dans les roues. Ce n’est pas spécifique à la Polynésie, cela arrive dans tous les endroits où se font entendre des revendications pour plus de liberté, en Corse, en Bretagne ou dans d’autres Outre-mer.
On a récemment pu voir avec le cas de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie que la France n’avait aucune intention de faciliter l’accession à l’indépendance de ses dernières colonies. Comment abordez-vous ce qui sera sûrement un bras de fer encore long ?
Je ne souhaite pas lutter contre la France. Il ne faut pas confondre le peuple français, la nation française et l’État français. Je n’ai aucun souci avec le peuple, je pense que la France est une grande nation, mon souci c’est l’État français. Il faut qu’à un moment donné il accepte que nous, Polynésiens, puissions retrouver notre souveraineté. Qu’on cesse cette relation patrimoniale, paternaliste – celle de l’Hexagone et ses possessions – et qu’on soit dans des discussions d’égal à égal, entre partenaires qui ont certes des intérêts en commun, mais aussi des différences et chacun un chemin à accomplir. J’espère qu’on aura bientôt une classe politique française renouvelée avec laquelle on pourra discuter pour mettre en place le processus d’autodétermination que nous réclamons.
Propos recueillis par Benoît Godin
« En 2020, la sortie de Gaston Flosse faisait son petit effet (calculé), permettant à l’ancien homme fort de la Polynésie française de refaire un temps la une des médias. Une position confirmée depuis à plusieurs reprises, comme en janvier lorsque le même a lancé avec aplomb sur l’une des deux chaînes de télévision locale : « L’objectif lointain, c’est l’indépendance du peuple ma’ohi ».
Un revirement plutôt sidérant tant Flosse a été trente ans durant l’infatigable zélateur de « l’autonomie », c’est-à-dire du maintien dans la France de cette Polynésie qu’il a dirigée quasi en continu de 1984 à 2004, puis sporadiquement jusqu’en 2013. Avec une pratique du pouvoir sans partage et sans scrupule, marquée par le clientélisme, la corruption et les barbouzeries en tout genre. Moetai Brotherson évoque aujourd’hui une « période où Flosse tout puissant, protégé de tout par son ami, son frère Jacques Chirac » apparaissait comme « l’empereur de Polynésie ». Aux yeux du député, cette volte-face a tout d’une « arnaque monumentale » : « On connaît l’animal, nous confie-t-il, on sait que c’est une bête politique, qui ne vit que pour l’exercice du pouvoir. Il est arrivé en fin de règne au sein du camp autonomiste, la France s’est choisi un nouveau champion, Édouard Fritch, et Flosse a dû trouver un nouveau segment de marché. Parce que c’est comme ça qu’il raisonne, c’est un marketeur politique génial. »
Le « Vieux lion » (comme il est surnommé avec bien peu d’originalité) rêve en effet de dominer à nouveau la vie politique polynésienne. Mais il a été rattrapé par l’ambition de ses anciens lieutenants, Fritch en tête, autant que par une kyrielle d’affaires judiciaires. On dit de lui qu’il est l’homme politique le plus poursuivi, et même le plus condamné, sous la Ve République. En 2014, beaucoup l’ont cru fini lorsqu’il a perdu tous ses mandats suite à sa condamnation dans une vaste affaire d’emplois fictifs durant sa présidence, qui n’est pas sans rappeler les heures glorieuses de « son frère » Jacques Chirac. C’était sans compter sur la boulimie de pouvoir de l’homme. Redevenu éligible en 2019, il n’a eu de cesse depuis de relancer sa carrière. Difficile de croire cependant à un retour de celui qui accuse tout de même 91 ans. Il vient notamment d’être condamné définitivement à cinq nouvelles années d’inéligibilité pour abus de confiance et détournement de bien public. Ancien maire« Je suis souverainiste ». de Pirae, Flosse, pourtant richissime, a fait supporter durant près de 20 ans aux administré-es de sa commune les frais d’alimentation en eau de son domicile privé, situé dans une municipalité voisine. Pince sans rire, il a réagi à cette énième décision de justice à son encontre en dénonçant des « magouilles ».
Dans sa course désespérée pour exister à tout prix, le néo-indépendantiste conserve cependant un réel pouvoir de nuisance. Ainsi, son soutien à Marine Le Pen lors des dernières élections présidentielles a incontestablement contribué à faire exploser le score de la leader d’extrême-droite en Polynésie – de 2012 à 2022, celui-ci a quadruplé au premier tour. Une fin de parcours encombrante et néfaste. A l’image du personnage.
[1] Nom de la structure qui organisa les 193 essais nucléaires réalisés par la France dans les atolls de Moruroa et Fangataufa (archipel des Tuamotu) entre 1966 et 1996. Sur le sujet vient de sortir « Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique » sous la direction de Renaud Meltz et Alexis Vrignon (éditions Vendémiaire).
[2] Plus que gauche et droite, indépendantiste et autonomiste (donc partisan du maintien dans la France) sont les deux grands courants qui structurent la vie politique polynésienne.
[3] Gaston Flosse, 91 ans, est l’ancien homme fort, proche du RPR, de la Polynésie française qu’il a gouvernée quasi en continu de 1984 à 2004. Édouard Fritch, aujourd’hui aux affaires, a longtemps été son bras droit.
[4] Soit quelques 125,7 millions d’euros.
[5] Une proposition de loi « visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français », présenté par le député en mars 2021 et retoqué en commission deux mois plus tard.
[6] Oscar Temaru est au coeur d’une affaire judiciaire à rallonge, à la base autour du financement d’une radio indépendantiste locale, Radio Tefana, par la commune de Faa’a dont il est le maire. Lui et le Tavini n’ont cessé de dénoncer une « vengeance » de l’État français.