Conseiller historique du documentaire Tahiti, une reine en héritage réalisé par Alexia Kingler et Fabrice Gardel, Alexandre Juster s’est penché sur le destin hors du commun de la dernière reine de Tahiti. Dans cette interview, il nous donne les clefs pour comprendre cette femme intelligente, indépendante, mais soumise aux volontés des forces coloniales en présence.

La 1ère : A votre avis pourquoi la figure de la reine Pōmare suscite autant d’intérêt ?
Alexandre Juster : La reine Pōmare est une figure complexe, qui a régné de 1827 à 1877 à un épisode charnière de l’histoire polynésienne. Pendant son règne, elle a été à la fois confrontée au renforcement de la religion protestante, nouvellement installée, aux tentatives d’incursions de la religion catholique, aux luttes d’influence que se livraient dans la région Londres et Paris, sans oublier la mise en place du protectorat français sur son royaume, la guerre franco-tahitienne et la catastrophique hémorragie démographique.
Pōmare IV est un personnage tout en nuances, prise dans tant de tourmentes qu’elle ne peut qu’intéresser les auteurs de programmes audiovisuels.
Mais pour avoir également suivi, de 2016 à 2019, le développement du téléfilm joué par Tuhei Adams, il était compliqué à l’époque de susciter l’intérêt des décideurs. Depuis, on assiste à une prise de conscience qu’il est temps de mettre en lumière de telles personnalités historiques et féminine de surcroit.

Pomaré a vécu de 1813 à 1877, elle a régné pendant 50 ans (1927 à 1977) elle a traversé le XIXe siècle et marqué l’histoire de la Polynésie. On la surnommait la Victoria de Tahiti. Comment se fait-il qu’à Tahiti, une femme a pu régner ?
 
Ou plutôt, pourquoi en France, aucune femme n’a exercé le pouvoir suprême, reine ou présidente (rires)…
Au sein de la classe des chefs (les arii à Tahiti), une femme pouvait porter ce titre. Ce fut le cas à Tahiti, avec la chef Purea – qui rencontra le navigateur Samuel Wallis ; ce fut le cas dans les Iles Sous le Vent, à Huahine avec Teha’apapa qui a rencontré James Cook.
Cette possibilité pour une femme d’être chef se retrouvait ailleurs dans le triangle polynésien : parmi les 45 chefs (ou rangatira) qui signent le traité de Waitangi, on compte trois femmes : Takurua, Temarama, Ana Hamu. 3 femmes sur 45, c’est peu, mais combien de femmes ont signés des traités historiques en France ?
 
Au début de l’interview, vous disiez que le personnage est complexe. Qu’est-ce que l’on sait de la personnalité de Pōmare IV ?
 
Le personnage est complexe car en 50 ans, son avis n’a pas cessé d’ évoluer. Au début de son règne, elle rejoint la mamaia, une secte religieuse, syncrétique, qui remet au goût du jour les rites de l’ancienne religion, comme la danse que les missionnaires jugent obscène.
Quelques années plus tard, au début de l’année 1842, avant le protectorat français, elle promulgue un code de lois, écrit par l’assemblée locale, où la danse polynésienne est interdite.
Dans une lettre du 23 janvier 1843 que j’ai retrouvée pour le documentaire, elle se plaint à la reine Victoria des agissements des Français. Elle appelle à l’aide la reine britannique, qu’elle considère comme sa sœur. Elle place en elle son dernier espoir, ce sont ses termes exacts, pour retrouver ses droits sur son royaume et lui demande une aide urgente face aux soldats français qui l’assiègent. Et puis, la guerre finie, elle décide en 1848 de donner à son enfant le même prénom que celui du fils du roi de France. Par cette pratique ancienne d’échange de noms, elle souhaite créer entre sa famille et celle du roi des Français des liens d’amitié, une consanguinité symbolique et instaurer ainsi une profonde alliance – tout comme son grand-père avait pu le faire en échangeant 70 ans plus tôt son nom avec James Cook.
 
Dans le passé, les missionnaires, les administrateurs, les consuls, tous avaient un avis différent sur sa personnalité. Aujourd’hui, les avis divergent tout autant. Mais il est utile d’écouter ce que retient la société civile, comme l’anthropologue Simone Grand ou Marguerite Lai, chorégraphe polynésienne qui a incarné la Reine Pomare dans un de ses spectacles. Elles décrivent la reine comme une résistante, qui a fait ce qu’elle a pu pour son peuple.

 
Quel était le lien entre la reine Pōmare et les missionnaires anglais, en particulier le pasteur George Pritchard ?
 
Son lien avec la secte des mamaia inquiète les missionnaires et les chefs tahitiens pleinement convertis. Mais peu à peu, les missionnaires, George Pritchard en tête, reprennent la main et la font rentrer dans le rang. Elle vient au temple habillée à l’européenne. 
 
La reine était sous l’influence des missionnaires anglais?
A partir de 1833, oui, au point d’expulser les deux missionnaires français catholiques et leur charpentier qui ont tenté d’évangéliser Tahiti en 1836
 
Quelles répercussions, cette situation avait sur la société tahitienne ?
Les décisions de la reine, de l’assemblée et de la cour de justice étaient prises selon la Bible. L’influence des missionnaires protestants s’est faite pour le meilleur comme pour le pire. Incontestablement, en interdisant tout conflit armé ravageur, la religion chrétienne favorisa une paix durable dans le royaume.
Quant au pire, rétrospectivement, c’est l’interdiction et donc la perte de pratiques associées à la religion polynésienne, c’est-à-dire la danse, le chant, le tatouage, la musique, la sculpture. Ces interdits, inscrits dans les codes de lois renouvelés fréquemment et même par la reine, n’étaient pas toujours suivis scrupuleusement par toute la population. Sans cela, la perte aurait été totale.
 
Le règne de Pomare est marqué par la guerre franco-tahitienne qui a duré de 1844 à 1847. Qu’est-ce qui a provoqué cette guerre ?
 
A la fin de 1840, Pōmare est à Raiatea, dans sa famille maternelle. Pritchard, devenu consul britannique, part à Londres pour demander une nouvelle fois un protectorat anglais. A l’époque, Papeete est en proie au chaos, livrée à la violence des baleiniers. Les chefs Tati, Hitoti et Paraita font une demande d’assistance militaire à la France, demande que Pōmare réprouve. Un an plus tard, Dupetit-Thouars, militaire français, arrive des Marquises. Il vient d’en prendre possession, à la demande du roi Louis-Philippe. Sans aucune instruction officielle, il consent à la demande d’assistance des chefs Tati, Hitoti et Paraita et impose à la Reine de signer un protectorat. Il lui reproche son inaction face à de prétendus mauvais traitements infligés aux Français – Papeete ne compte que 9 Français à l’époque. La Reine peut refuser, mais elle doit alors verser une indemnité de 2000$ à l’époque, soit 70 000€ d’aujourd’hui – ou 8,3 millions de francs pacifique.
La reine signe le 9 septembre 1842. Sa souveraineté sur les Tahitiens est reconnue, de même que sa gestion sur les « affaires indigènes ». Aux Français de gérer les affaires extérieures et les ressortissants français et étrangers.
Dupetit-Thouars repart en France. Pōmare part à Moorea, persuadée que Pritchard arrivera avec un protectorat britannique signé en bon et due forme. Malheureusement pour elle, Pritchard débarque en février 1843 les mains vides. Le Foreign Office, qui a déjà fort à faire avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie, se désintéresse totalement de Tahiti.  Pendant ce temps, à Paris, Louis-Philippe accepte, surpris, de ratifier le protectorat.
 
Est-ce que l’on peut aujourd’hui dire que les Français sont responsables de cette guerre, en particulier Abel Aubert du Petit-Thouars ?
Oui. Et ce n’est pas être séditieux ou factieux ou “anti-français” de le dire aujourd’hui.
Quand Dupetit-Thouars ramène le protectorat signé par Louis-Philippe à Tahiti en novembre 1843, il trouve là le drapeau tahitien au lieu du drapeau du protectorat. Il fait alors débarquer 600 soldats. Le drapeau français est remonté. Tahiti est annexée. La reine est déposée. Fin janvier 1844, des chefs tahitiens sont arrêtés, accusés d’avoir enfreint des ordres du gouvernement du protectorat. La reine s’enfuit à Raiatea.
Face à ces arrestations qui éprouvent l’aura des chefs tahitiens, à la confiscation de terres à des fins militaires et coloniales et à d’autres expropriations «pour cause d’utilité publique» de terrains appartenant à la reine, la rébellion s’étend et la résistance s’organise. En mars 1844, le consul britannique, Pritchard, est arrêté et expulsé. En avril, après des semaines d’escarmouches, une première bataille d’envergure a lieu à Mahaena, sur la côte est de Tahiti. 441 militaires français mettent en déroute les Tahitiens qui se replient dans l’intérieur de l’île. Rien que pour cette bataille, 102 Tahitiens, au minimum et 15 Français perdent la vie.
Les combats continuent. En 1845, les Français se projettent à Raiatea et aux îles autour, où ils sont défaits. En 1846, les combats reprennent à Tahiti, jusqu’à la victoire des Français en décembre 1846.
 
Est-ce que la reine Pomaré avait de nombreux ennemis au sein de sa population ? Qui était les supplétifs de l’armée française ?
Depuis l’époque de Pōmare I, le grand-père de la reine, le clan des Teva est opposé aux Pōmare. Ce clan, situé vers la Presqu’île de Tahiti, a été dirigé par des nombreux chefs prestigieux, homme comme femme, Amo, Purea, Opuhara – tué au combat par Pōmare II – ou encore Tati. C’est d’ailleurs Tati, voulant affaiblir la reine, qui a préparé la demande du protectorat avec deux autres chefs tahitiens.
Mais contrairement à ses ancêtres, la reine Pōmare n’a jamais mené de combats violents, destructeurs et mortels envers ses opposants.
Pendant la guerre franco-tahitienne, la France a su jouer des anciennes rancœurs et inimitiés en recrutant à ses côtés des combattants, supplétifs, provenant de ces clans traditionnellement adverses. IL faut dire qu’ils connaissaient bien mieux le terrain escarpé et montagneux de cette île volcanique. Ils apportent une aide décisive aux hommes du 1er Régiment d’Infanterie de Marine lors de la bataille de la Faataua qui se déroula au coeur de l’île, dans la Papenoo et la Punaruu en décembre 1846. Peu après, les chefs Tahitiens, rebelles, se rendent.
 
Justement, peu après cette victoire française, la guerre s’est conclue par la signature d’un nouvel accord de protectorat en 1847. Comment la reine a-t-elle vécu la présence française et la présence de plus en plus importante du catholicisme ?
Avant même la fin de la guerre, le commissaire du roi, fait passer à l’assemblée une loi qui lui donne le droit d’approuver ou de rejeter les textes votés. Par rapport à celui de 1842, le nouveau traité de 1847 restreint le pouvoir de la reine, gère désormais, aux côtés de l’administrateur français, les affaires impliquant les Tahitiens.

 
La reine est morte le 17 septembre 1877. Est-ce que l’on connait des raisons de sa mort ? Elle avait 64 ans.
Pōmare IV décède d’un arrêt cardiaque. 64 ans c’est un bel âge pour l’époque. Le documentaire revient sur le sujet, mais suite aux contacts, toute la Polynésie est en proie à une horrible crise démographique à cause des maladies telles que le choléra, la syphilis, la petite vérole. L’espérance de vie à la naissance ne dépasse pas par endroits les 21 ans.
 
Qu’est-ce que les Polynésiens pensent de la reine Pomaré ? 
Le documentaire réalisé par Fabrice Gardel et Alexia Klingler tente de répondre à cette question en faisant intervenir des autrices, anthropologues, cheffes d’entreprise, créatrices de mode, cheffes de groupe de danse, sculpteurs et en s’entretenant en amont avec des connaisseurs, des collectionneurs, des universitaires, mais aussi des personnes issues de la société civile. 
 
Tahiti, Une Reine en Héritage – TEASER – 2min from GALAXIE on Vimeo.

Quel héritage a-t-elle léguée à sa population ?
Les prémices du heiva/tuirai dans les années 1850 sous Napoléon III, la fête nationale française avait lieu le 15 août, le jour de la fête de l’empereur. Et la reine Pōmare organisait, avec le représentant de l’administration française, toute une série de manifestations sportives, culturelles, artistiques à cette occasion comme des courses de pirogues dans le lagon, des démonstrations de chants ou de danses. Dans les années 1880, la fête nationale fut déplacée au 14 juillet et à Tahiti, on conserva la tradition datant de la fête de l’Empereur. On baptisa ces démonstrations festives de chants, de danses, du nom de Tiurai, devenu depuis le Heiva. Le Heiva remonte donc à cette initiative de Pōmare IV.
 
Est-ce que sa mémoire est encore honorée ? 
Ce qui est épatant et paradoxal, c’est que sa mémoire était honorée de son vivant dans les capitales européennes. Elle a ensuite traversé le XXe dans l’oubli, dans l’Hexagone et en Polynésie. A la rigueur, la vie de sa belle-fille, Marau Salmon, la dernière reine de Tahiti, en tant qu’épouse du roi Pōmare V, est plus documentée.
 
La soirée consacrée à la reine tahitienne Pomare IV sera à découvrir le 21 novembre à partir de 21h10 sur France 2. Le documentaire et la fiction sont d’ores et déjà disponibles sur le portail d’Outre-mer La 1ère et sur france.tv.
 
Soirée spéciale sur Pōmare sur France 2, une figure complexe qui a régné de 1827 à 1877 en Polynésie
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