Vendredi 1er novembre, fin de matinée, la célèbre plage de Matira à Bora Bora est en ébullition. Surnommée « la perle du Pacifique », l’île « des dieux » chavire d’excitation chaque année à cette période avec l’arrivée de l’Hawaiki Nui, plus grande course de pirogues au monde. Sur le sable fin et immaculé, des milliers de personnes trépignent d’impatience avant ce finish exaltant. Dans le lagon, une flotte de plus de deux cents bateaux a devancé les rameurs pour fêter les héros, à bout de force après trois jours de course frénétiques, de Huahine à Bora via Raiatea et Tahaa.
Il est 11h57 quand la première équipe fait son apparition au loin. Sans surprise, c’est l’équipage Shell Va’a, maillot et pirogue jaunes, qui fend l’eau bleu turquoise avec ses six rameurs aux coups de pagaie si longs et profonds. Malgré l’épuisement et les muscles bouillis, l’embarcation tahitienne ne relâche pas l’effort, se fraie un passage au milieu de l’agitation pour franchir la ligne d’arrivée en tête.

Les deux télés locales (Polynésie la1ere et TNTV) retransmettent l’intégralité des trois étapes en direct. Au plus près de l’action, les commentateurs sont en transe. Sur la plage, le vacarme : hurlements, applaudissements, musique et chants traditionnels retentissent dans un joyeux capharnaüm. Les Polynésiens sautent des bateaux et trinquent à la santé de Shell. Pendant plus d’une heure, c’est le défilé des autres pirogues – seniors et vétérans – qui triment dans le dernier effort. À Bora, l’apéro est animé. Les pieds dans l’eau, la Hinano coule à flots.

Sur son bateau VIP, Albert Moux est particulièrement heureux et fier. Cet homme d’affaires puissant d’origine chinoise de 74 ans, cheveux blancs et dos courbé, pilote le projet Shell d’une main de maître depuis 23 ans. Sa passion et sa ferveur sont toujours aussi intactes. « On a gagné toutes les courses cette année et on se devait de finir l’année 2019 en gagnant l’Hawaiki Nui. C’est fabuleux, confie-t-il, ému. Notre secret, c’est l’entraînement, le sérieux et une équipe soudée avec un bon coach en qui j’ai entièrement confiance. »

Après des années de domination d’EDT, l’équipe au coquillage a repris le flambeau avec une deuxième victoire consécutive, la huitième en 28 éditions. Avec un professionnalisme revendiqué et des moyens conséquents, les douze rameurs – dont une équipe de remplaçants – sont choyés. Pour apaiser leurs 35 000 coups de pagaie, ils bénéficient d’un staff élargi avec un docteur, deux masseurs, un intendant et plusieurs bateaux suiveurs. Une vingtaine de personnes au total sont aux petits soins. En amont, sous la coupe du charismatique capitaine David Tepava (18 ans de service), la Team Shell Va’a avale la mer tous les jours à raison de deux sessions d’entraînement, à 5h du matin puis à la sortie du travail à 15h30.
Plus modestement, certaines équipes se débrouillent avec les moyens du bord. Pour les trois nuits, leurs refuges sont des écoles, des gymnases ou des paroisses. Cinq équipages de métropole sont venus défier les Polynésiens, approcher le mythe et vivre leur rêve. Après le sprint de 22 km dans le lagon entre Raiatea et Tahaa, les rameurs des Sables-d’Olonne du Canoë-Kayak Cote de Lumière (51es sur 60 au final) sont rincés. Cette très intense deuxième étape a mis leurs corps à rude épreuve. Mais les sourires sont là. « Le classement, c’est secondaire, explique David, un des rameurs du CKCL. C’est avant tout une aventure humaine. On a parfois le regret d’être trop dans la rame, on aimerait pouvoir lever la tête tellement c’est beau. »
De l’émouvante et solennelle cérémonie d’ouverture à Huahine trois jours plus tôt en présence du président du pays Edouard Fritch, à la remise des prix ponctuée par son traditionnel bal endiablé sous un immense chapiteau dans le mini centre-ville de Bora en passant par l’apocalyptique départ de la troisième étape à Tahaa lancé sous une pluie battante, le « mana » (pouvoir spirituel polynésien) a encore soufflé fort sur cette course du bout du monde, aussi mythique que surhumaine.

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