« Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »
Tel était le titre d’une conférence d’ Edward Lorenz sur la prédictibilité et la théorie du chaos (voir ici).
Ces formulations se retrouvent aujourd’hui pour illustrer la prédictibilité des âneries en ligne abritées derrière des interprétations chaotiques du droit.
Etape 1 : le battement d’aile à l’autre bout du monde. En l’espèce la Polynésie française. 
Le président de ladite Polynésie française est élu au scrutin secret par l’assemblée de la Polynésie française parmi ses membres (article 69 de la loi organique n° 2004 192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française) et « reste en fonction jusqu’à l’expiration du mandat de l’assemblée qui l’a élu » (article 72 de la loi organique).
Le troisième alinéa de l’article 74, introduit par l’article 6 de la loi organique n° 2011 918 du 1er août 2011, dispose que le : « président de la Polynésie française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs ».
Si, en principe, la durée du mandat du président de la Polynésie française et la durée du mandat de l’assemblée qui l’a élu, qui est de cinq ans (article 104), coïncident, tel n’est pas le cas dans certaines circonstances telles que l’élection du président faisant suite à la démission d’office de son prédécesseur.
Dans le cas où ce président, élu consécutivement à la démission d’office de son prédécesseur pour un mandat nécessairement inférieur à cinq ans, serait par la suite réélu dans des conditions de droit commun, il se trouverait en situation d’avoir exercé deux mandats consécutifs, le premier d’une durée inférieure à cinq ans, le suivant d’une durée de cinq ans.
Se poserait alors la question de savoir si les dispositions du troisième alinéa de l’article 74, limitant à « deux mandats consécutifs de cinq ans successifs » la possibilité d’exercer la présidence, feraient ou non obstacle à ce qu’il brigue un troisième mandat consécutif.
 
Etape 2 : le souffle du battement d’aile se propage jusqu’à la place du Palais Royal. 
 
Le Gouvernement avait donc souhaité recueillir l’avis du Conseil d’Etat sur l’interprétation qui doit être donnée à la rédaction du troisième alinéa de l’article 74, dans l’hypothèse où un président de la Polynésie française, qui aurait effectué deux mandats consécutifs, dont l’un inférieur à cinq années, souhaiterait briguer un troisième mandat.
Le Conseil d’Etat a été d’avis que l’expression « deux mandats consécutifs » s’entend de deux mandats complets, et ce dans le cas particulier de ce mandat polynésien et en raison des débats parlementaires relatifs à celui-ci (et non pas via une règle d’airain qui s’appliquerait à tous en tous lieux et pour tout mandats, mais il est vrai que certains de ces paragraphes pourraient laisser la porte ouverte à une applicabilité plus large de ce principe) :
« Si aucune limitation du nombre de mandats successifs que peuvent effectuer les membres de l’assemblée n’est prévue, le troisième alinéa de l’article 74 de la loi organique dispose que : « Le président de la Polynésie française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs ».
« 2. Le Gouvernement interroge le Conseil d’Etat sur l’interprétation qu’il convient de donner à ces dispositions. Interdisent-elles à une personne qui a exercé les fonctions de président de la Polynésie française au cours de deux mandats successifs de l’assemblée, quelle qu’ait été la durée de cet exercice, de briguer un troisième mandat ? Ou cette interdiction ne s’applique-t-elle que lorsque l’intéressé a exercé deux mandats successifs et complets de cinq ans en qualité de président de la Polynésie française ?
« 3. Les dispositions du dernier alinéa de l’article 74 ont été introduites dans la loi organique de 2004 par l’article 22 de la loi organique n° 2011 918 du 1er août 2011 relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française.
« 4. Dans la version dont le Conseil d’Etat avait été saisi, l’article était ainsi rédigé : « Le président et le vice-président de la Polynésie française ne peuvent exercer plus de deux mandats consécutifs. Cette interdiction s’applique à un élu ayant effectué soit deux mandats successifs de président ou de vice-président de la Polynésie française, soit l’un puis l’autre de ces mandats. ». Dans son avis du 14 avril 2011 (Assemblée générale, n° 385134) le Conseil d’Etat a estimé ne pas pouvoir retenir de telles dispositions au motif qu’en limitant la présidence à deux mandats, quelle qu’en soit la durée, elles paraissaient susceptibles de donner lieu à des manœuvres d’empêchement et peu compatibles avec l’objectif d’améliorer le fonctionnement des institutions alors caractérisé par une forte instabilité politique (treize gouvernements entre 2004 et 2011 présidés à tour de rôle par trois présidents pour des durées souvent inférieures à un an). L’avis indique ainsi que : « Une telle limitation ne peut se concevoir que dans le cas d’un mandat dont la durée, fixée à l’avance, n’est pas susceptible d’être interrompue par la mise en jeu de la responsabilité de son titulaire devant une assemblée, telle qu’elle est prévue en ce qui concerne le président de la Polynésie française. Cette disposition ne pourrait d’ailleurs qu’inciter à certaines manœuvres la détournant de l’objectif recherché et portant ainsi une atteinte excessive au droit de se porter candidat aux fonctions en cause ».
« 5. Devant le Parlement, le Gouvernement a entendu tirer les conséquences de cet avis en précisant que la limitation s’applique « à deux mandats de cinq ans successifs ».
« L’examen des travaux parlementaires ne laisse aucun doute sur la portée de ces dispositions, si tant est qu’elles ne soient pas claires. Les rapporteurs de la loi organique, tant au Sénat qu’à l’Assemblée nationale ont en effet l’un et l’autre déclaré qu’« il va de soi que les deux mandats successifs s’entendent comme deux mandats complets ». Bien que dans les commissions des interrogations se soient fait jour sur la pertinence d’une telle règle pour améliorer la stabilité institutionnelle « alors qu’aucun président (de la Polynésie française) n’a pu se maintenir plus de deux ans consécutivement à ce poste » et que « si de telles situations venaient à se reproduire, la limitation envisagée ne trouverait pas à s’appliquer », les dispositions ont été adoptées sans modification en commission et en séance.
« Il s’en déduit que la disposition s’entend comme limitant à deux mandats successifs de cinq ans complets l’exercice de la présidence de la Polynésie et qu’une personne ayant exercé deux mandats successifs, dont l’un est inférieur à cinq années, peut légalement briguer un troisième mandat.
« 6. Cette interprétation est au demeurant la seule conforme à la lecture stricte qu’il convient d’avoir des règles d’inéligibilité dont le Conseil constitutionnel juge de manière constante que le législateur ne peut les édicter que « dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur » (voir notamment décision n° 2011 628 DC du 12 avril 2011, Loi organique relative à l’élection des députés et des sénateurs, cons.5). ».
Source : CE, avis, 18 et 21 octobre 2022, n°405836, NOR IOMM2225618X rectificatif du 2110 (003)
 
Etape 3 : du battement d’ailes d’un papillon en Polynésie aux tornades dans les écuries présidentielles parisiennes
Depuis fin octobre, j’entend donc parler d’affolement dans les écuries présidentielles sur le possible usage de cet avis non contentieux du Conseil d’Etat par l’actuel Président E. Macron, lequel pourrait ainsi envisager… peut-être… de s’organiser pour démissionner en cours de mandat… et ce afin de se représenter une troisième fois en s’abritant derrière cette position de la Haute Assemblée.
Sauf qu’un mandat interrompu par une démission n’est pas le même cas de figure que celui ici traité pour le Pacifique. Sauf que, surtout, les formulations de notre Constitution ne précisent pas la durée du mandat au contraire du droit polynésien ce qui change tout. Qu’importe : on cause quand même.
A ma connaissance, ce scénario n’a pas été pris au sérieux par les principaux intéressés et le débat n’est pas alimenté par les plus sérieux des candidats potentiels aux futures présidentielles.
Mais… cela tourne. J’avais, début novembre, décidé de ne pas par le présent blog de donner prise à la rumeur. C’était d’un optimisme naïf.
 
Etape 4 : du battement d’ailes d’un papillon en Polynésie aux froissement d’ailes sur Twitter
 
Et voilà. La rumeur est maintenant partout en ligne sur Twitter. Exemple :
Analyse d'un service de renseignements français: "En 2023, Macron fera passer la réforme des retraites en recourant au 49-3 puis il dissoudra l'assemblée. Il démissionnerait ensuite, faute de majorité. Ce qui lui permet de se représenter dans la foulée ou au scrutin suivant". pic.twitter.com/2DhyYAs2gx
— Georges Malbrunot (@Malbrunot) November 28, 2022


Où l’on apprend en sus que les services de renseignements français feraient de la prospective juridico-électorale. Avec une boule de cristal pour dotation budgétaire.
 
 
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