Conquistadores et atrocités

 

Mais alors, au vu de cet emploi du temps bien rempli (l’Inca mourut assassiné aux alentours de 1493) quelle est la place de ce supposé voyage jusqu’aux Gambier que l’on prête à Tupac ?
 

En réalité, les exploits de cet empereur commencèrent bien avant qu’il n’accède au trône, et c’est de là que sont nées les plus hasardeuses théories. 
 

Jeune homme (il était né probablement en 1441), en tant que deuxième fils de Pachacutec, il occupait un poste clé, celui de général en chef des armées. Il eut à ce titre à conquérir le nord de l’empire, l’actuel territoire de l’Équateur, puis redescendit jusqu’à la ville de Lima au Pérou. C’est à cette époque qu’il aurait aussi organisé une grande expédition; elle l’aurait mené jusqu’aux Gambier! 
 

Faute d’écrits, on est obligé pour cette affaire de s’en remettre à des récits recueillis par les premiers conquistadores. 
 

En 1533, Pizarro et une bande de soudards sans foi ni loi parvinrent à conquérir l’empire inca profitant de la rivalité entre deux prétendants au trône, Huayna Capac et Atahualpa. Les Indiens comprirent très vite que le véritable dieu des envahisseurs n’était pas le Christ qui justifiait tous leurs méfaits, mais l’or dont ils étaient littéralement ivres et pour lequel ils auraient fait (et faisaient) n’importe quoi, même les pires atrocités. 

 

A l’ouest, des îles et de l’or…

 

Mais comment se débarrasser de ces Espagnols ? La question était dans tous les esprits chez les vaincus et une idée germa : puisqu’ils aimaient tant l’or que cela, il suffisait de leur expliquer que plus à l’ouest, il y en avait encore plus. Peut-être partiraient-ils tous ? C’est ainsi que le conquistador Pedro Sarmiento de Gamboa, citant des sources indigènes, écrivit que Tupac Yupanqui, après ses conquêtes en Équateur, aurait organisé une énorme expédition maritime destinée à conquérir de nouvelles terres au-delà de la ligne d’horizon. C’est ainsi aussi que le plus sérieusement du monde, de Gamboa acquit la certitude que l’Inca était parti cap à l’ouest, fort d’une considérable armée (cent-vingt embarcations faites en troncs de balsa, deux mille quatre cents hommes, une année de navigation, vingt hommes par radeau dont quinze guerriers et cinq marins). 
 

Pour donner plus de crédit à cette histoire, ses informateurs donnèrent des détails à de Gamboa, qui écrivit donc sur la foi de ces “témoignages” : “Tupac Inga Yupanqui ayant conquis la côte de Mant, l’île de Puná et Túmbez, quelques marchands qui étaient venus par mer de l’ouest sont arrivés en naviguant sur des radeaux. On a rapporté que la terre d’où ils venaient était faite d’îles, appelées pour l’une Auachumbi et pour l’autre Niñachumbi, où il y avait beaucoup de population et de l’or. Comme Tupac Inga était plein d’entrain et de projets et n’était pas satisfait de ce qu’il avait conquis sur terre, il décida de tenter l’heureuse fortune par mer. Après avoir vu comment Tupac Yupanqui a découvert l’existence des îles Auachumbi et Ninachumbi, cela a été notifié et confirmé par un marchand nommé Autarqui. L’Inca était déterminé à y aller. Pour cela il fit construire un très grand nombre de radeaux, sur lesquels il embarqua plus de vingt mille soldats choisis. Tupac Inga a navigué et est allé découvrir les îles Auachumbi et Niñachumbi ; il en est revenu, en rapportant des Noirs, beaucoup d’or et une selle en laiton, une peau et des mâchoires de cheval.”
 

On notera qu’avec le récit de Gamboa, on est passé d’une expédition d’un peu plus de deux mille hommes à la bagatelle de vingt mille soldats, ce qui nécessiterait une flotte de mille deux cents bateaux !
 

Pour crédibiliser encore leur récit, les informateurs de Gamboa allèrent jusqu’à fournir une liste de capitaines embarqués : Huaman Achachi, Cunti Yupanqui, Quihual Tupac, Yancan Mayta, Quisu Mayta, Cachimapaca Macus Yupanqui, Llimpita Usca Mayta ; Tilca Yupanqui, le frère du futur Inca, fut nommé général en chef de toute la flotte. 

On parle volontiers des Incas lorsque l’on évoque les populations dominantes dans les Andes au moment de l’arrivée des conquistadores, mais en réalité le mot Inca ne désigne que le seul chef de l’empire, déifié, comme tsar, empereur ou roi désignaient le maître d’un pays.

 

Voici la liste des treize Incas ayant régné à Cuzco:  

– Manco Capac (1198-1228)

– Sinchi Roca (1228-1258)

– Lloque Yupanqui (1258-1288)

– Mayta Capac (1288-1318)

– Capac Yupanqui (1318-1348)

– Inca Roca (1348-1378)

– Yahuar Huaca (1378-1408)

– Wiracocha Inca (1408- 1438)

– Pachacutec (1438-1471)

– Tupac Yupanqui (1471-1493)

– Huayna Capac (1493-1527)

– Huascar (1527-1532)

– Atahualpa (1527-1533)

Une trajectoire façon Kon Tiki

 

Gamboa parle d’Inga et non pas d’Inca, mais ce n’est qu’un détail. Il n’a, en réalité, rien de précis à se mettre sous la dent, sinon ces témoignages, des “racontars” dont on peut douter tout de même de leur sincérité. En prime il est vrai, deux autres Espagnols collectèrent des renseignements du même type, Martín de Murúa et Miguel Cabello Balboa.
 

La supposée trajectoire de cette flotte bien extraordinaire est donc du même ordre que celle du Kon Tiki en 1947 : un départ des côtes sud-américaines (de l’Équateur pour l’Inca, du Pérou pour le Kon Tiki), puis une lente navigation ouest/sud-ouest avant d’arriver à Mangareva. 
 

Sur le chemin du retour, la flotte en question demeura sur une route sud, avec une direction plein est, et découvrit l’île de Pâques avant de regagner les côtes sud-américaines.

 

          

Pas d’or dans les Mers du Sud

 

Concrètement, ces récits d’îles riches en or décidèrent les Espagnols à se lancer à la conquête de ce Pacifique Sud qu’ils ne connaissaient pas. C’est ainsi que la première expédition en 1567-69, avec à leur tête Alvaro de Mendana, les conduisit jusqu’aux îles qu’ils baptisèrent Salomon, car elles étaient supposées abriter les mines d’or du roi Salomon… 
 

Leur seconde expédition, de colonisation cette fois-ci, les amena d’abord aux Marquises en 1595 avant de lamentablement échouer aux Salomon avec des pertes humaines énormes (dont Alvaro de Mendana lui-même), ratage suivi d’un retour sans gloire après être remontés aux Philippines, possessions de la couronne espagnole. 
 

Enfin une troisième expédition (1606, aux Tuamotu et aux Vanuatu) n’aboutit à aucune trouvaille en termes de métal précieux. 
 

D’or, il est clair que les Espagnols n’en récoltèrent pas dans le Pacifique Sud, mais, déception pour les Indiens, les promesses dorées recueillies par de Gamboa ne leur firent pas quitter les terres conquises par Pizarro…

          

Lorsque l’on étudie de près les “témoignages” recueillis par de Gamboa et ses contemporains, on s’aperçoit que la flotte inca lancée sur le Pacifique comprend a minima cent vingt bateaux (des radeaux de balsa) et parfois même quatre cents. De Gamboa va plus loin affirmant que l’expédition comprenait vingt mille hommes, soit, à raison de vingt hommes par bateau, plus de mille embarcations! Yupanqui, alors général en chef des armées incas (on parle des années 1440-1470) a peut-être initié un voyage sur l’océan, mais il est très peu probable, eu égard à son rang (second fils de Pachacutec, donc susceptible d’hériter du trône suprême, ce qu’il fit) qu’il ait mis sa vie en danger en s’embarquant à la va-vite pour “on ne sait où”.
 

En revanche, compte tenu de la qualité des navigateurs de l’époque le long des côtes sud-américaines, entre la Colombie actuelle et le Pérou, il n’est pas impossible qu’il ait demandé à ce qu’une expédition soit organisée pour éclaircir un petit mystère, la présence de terres à l’ouest, à savoir l’archipel des Galápagos (à un peu plus de mille kilomètres des côtes équatoriennes).  
 

Mais en tout état de cause, ce ne furent pas ses hommes habitués à vivre dans les Andes, au-dessus de trois mille mètres d’altitude, qui eurent en charge une telle expédition dans la mesure où ils ne connaissaient rien à l’art de la navigation que seuls les peuples côtiers maîtrisaient.
 

Pas de colonisation des Galápagos
 

Dans les années cinquante, Thor Heyerdhal, l’homme du Kon Tiki, mit au jour dans l’archipel des tessons de poterie assez rudimentaires, qui prouvent que des Indiens de la côte étaient bel et bien venus aux Galápagos ; mais aucun vestige témoignant d’une occupation durable n’a été mis au jour. 
 

Tupac Yupanqui, soucieux que tous les peuples de l’empire payent l’impôt et participent aux corvées, a peut-être demandé à ses troupes d’aller explorer sérieusement cet archipel pour en connaître les ressources et, si besoin, d’en recenser la population. 
 

A partir du port de Manta, en Équateur, une petite flotte inca est donc sans doute partie en tournée d’inspection dans cet archipel, mais il est plus que probable que jamais celui qui devint le futur Inca ne se soit risqué à s’embarquer. Il avait assez à faire sur terre, en termes de conquêtes puis d’administration. Quant aux Galápagos, très pauvres en eau, elles ne se prêtaient pas à une colonisation.

 

Ce diable de Tupac Yupanqui, qui s’avéra un très habile administrateur de son empire après ses conquêtes tous azimuts sur le continent, ne pouvait pas laisser indifférent un certain nombre de chercheurs qui, plus de trois siècles plus tard, récoltèrent, ici et là, de vagues légendes quand ils ne se contentèrent pas de reprendre les écrits de Pedro Sarmiento de Gamboa.

 

José Antonio del Busto Duthurburu, historien péruvien, effectua dès 1967 un voyage en Océanie, dans le sillage de l’Inca, du moins c’est ce qu’il estima. Il fut le plus ardent défenseur de la théorie selon laquelle Yupanqui découvrit Mangareva puis l’île de Pâques (voir son livre : Túpac Yupanqui. Descubridor de Oceanía – 2006). 

 

Retour avec des “hommes noirs”

 

Selon le Péruvien, il existe une légende à Mangareva racontant qu’un roi Tupa, serait venu de l’est sur des radeaux, avec des bougies, des céramiques, de l’orfèvrerie et des textiles et que d’ailleurs une danse à Mangareva rappelait son passage. Nous avons souvent vu danser le “pe’i” mangarévien, et souvent aussi des danses péruviennes (indiennes) : elles n’ont rien à voir les unes avec les autres… Selon del Busto, une telle légende existerait également aux Marquises. 
 

De Mangareva, Yupanqui serait revenu avec des hommes noirs de peau, des prisonniers qu’il aurait capturés justement à Mangareva. 

 

Un “Fils du Soleil” à Pâques

 

A l’île de Pâques, l’historien, devant le mur de l’ahu Vinapu, en conclut qu’il ne pouvait s’agir que d’une construction inca, identique à celles que l’on trouve à Cuzco notamment. Là encore, une légende pascuane préciserait que le roi Tupa prit le nom de Mahuna-te Ra’a, à savoir Fils du Soleil. D’autres informations pourtant semblent infirmer cette hypothétique odyssée : l’Inca aurait ramené de son périple un trône en alliage d’or et de cuivre, le tumbaga. Or ce type de travail était fourni par une population côtière du Pérou, les Chimus. De même, il aurait ramené des mâchoires de chevaux, qui seraient en réalité des mâchoires de lions de mer capturés sur la côte sud-américaine. 
 

Bref, la théorie de del Busto ne repose pas sur des bases très solides ; d’autant que si une flotte de vingt mille hommes, avec orfèvrerie, armes et céramiques avait abordé à Mangareva, la population locale en aurait gardé des souvenirs précis et surtout des objets, ce qui n’est pas le cas.
 

Bien sûr, dès 1947, le voyage, ou plutôt la lente dérive du Kon Tiki voulait prouver que les Amérindiens étaient les ancêtres des Polynésiens, théorie aujourd’hui tombée aux oubliettes.

 

Patate douce et courge

 

Que reste-t-il de cette relation supposée entre l’Amérique du Sud et la Polynésie ? Certes une architecture très caractéristique à l’île de Pâques, dont l’ahu Vinapu est le plus frappant exemple. 
 

Il reste aussi la patate douce (Ipomoea batatas), la calebasse (Lagenaria siceraria) comme plantes introduites dans nos îles et provenant du sous-continent américain, mais pour le reste, pas grand-chose de concret. 
 

Pourtant, on trouve encore aujourd’hui des historiens, en mal de publicité sans doute, prétendant que le voyage de Tupac Yupanqui a bien eu lieu tel que raconté par de Gamboa. 

 

Les Polynésiens en Amérique

 

En réalité, il est plus probable que familiers de la navigation contre le vent dominant, les Polynésiens se sont rendus eux-mêmes sur les côtes chiliennes ou péruviennes. Ils ont peut-être introduit poules et coqs sur place, ramenant des produits locaux (la fameuse patate douce), des savoir-faire, peut-être même des artisans (qui auraient pu participer à la construction de certains ahu à Rapa Nui, le Vinapu par exemple), voire même des enfants qu’ils auraient eus avec des femmes indiennes (ce qui expliquerait des traces de gènes sud-américains en très petite proportion chez les Pascuans, à moins qu’il ne s’agisse de métissages plus tardifs).
 

D’autres théories récentes affirment que la guerre (si guerre il y a eu) entre Longues Oreilles (Hanau Eepe) et Courtes Oreilles (Hanau Momoko) à l’île de Pâques aurait opposé les Péruviens (Longues Oreilles) de Yupanqui aux Polynésiens indigènes. Ce serait ces Péruviens qui seraient les bâtisseurs des grands monuments de Rapa Nui, les ahu avec leurs statues, les moai. Seul petit détail, si le voyage de l’armée Inca eut lieu aux alentours de 1450, les ahu et les moai eux, sont bien antérieurs à cette date. Certains auraient deux siècles d’ancienneté, l’hypothèse inca ayant du mal à tenir le coup…

 

Les hommes rouges des Australes…

 

Et pourtant, quasiment chaque décennie, de nouveaux “chercheurs” tentent de démontrer que ce voyage de Tupac Yupanqui a bien eu lieu jusqu’en Polynésie…
 

Rappelons qu’au sud de la Polynésie française, dans les îles de Rurutu et de Tubuai, on raconte également encore aujourd’hui que des hommes rouges sont venus par la mer de l’est et que les populations d’aujourd’hui seraient nées du métissage entre les Polynésiens indigènes et ces nouveaux arrivants sud-américains (voir notre encadré “Eteroa, le livre controversé”).

          

L’un des deux noms fournis par les Indiens à Sarmiento de Gamboa répond à la question de savoir où seraient allés la flotte inca: si Auachumbi signifie l’île extérieure, ce qui ne nous renseigne guère, la seconde, Ninachumbi signifie pour sa part île de feu, île avec un volcan actif, ce qui ne correspond bien évidemment ni à Mangareva ni à l’île de Pâques. En revanche, des îles avec des volcans actifs au large des côtes équatoriennes, il y en a, dans l’archipel des Galápagos, là où, très probablement s’est arrêtée l’exploration “inca” du vaste Pacifique…

Un ouvrage évoque, dans des légendes de Rurutu, la “filiation” entre les Indiens d’Amérique du Sud, que nous appellerons les Incas, et la population actuelle de l’île. Ce livre, “Eteroa. Mythes, légendes et traditions d’une île polynésienne” est sorti de presse en décembre 2007. Il est le fruit d’une traduction Tahitien-Français de ces légendes par Michel Brun. 

 

Nous voulions consacrer quelques lignes à cet ouvrage qui fait la part belle aux supposés contacts entre Amérindiens et Rurutu, car le journal de la Société des Océanistes, début 2009, sous la plume de Bruno Saura, taille en brèche cette théorie. 

 

Voici quelques lignes du livre en question: “Le troisième peuple de migrants qui parvint à Eteroa était un peuple dont les gens avaient la peau de couleur rouge… Ils étaient forts et puissants. On les disait venir d’Amérique du Sud… En gagnant la bataille sur les Ati Aairi […], Rurutu leur appartint. Ils en furent les maîtres et la gouvernèrent à leur guise. On dit que c’est grâce à leur peau rouge et à leur origine Inca du Pérou qu’ils emportèrent la victoire.” 

“Théories très saugrenues”

 

Michel Brun émet toutefois une réserve à propos de cette affirmation: “Il s’agit là bien sûr de l’interprétation personnelle du scripteur, un pasteur protestant indigène qui avait fait ses études à Tahiti et qui a transcrit selon son propre entendement. Il est regrettable qu’il n’ait pas reproduit littéralement les paroles du conteur. Personnellement, je pense qu’ils viennent bien d’Amérique du Sud, mais via l’archipel Mangareva.” 

 

La conclusion de l’analyse de cet ouvrage est pour le moins percutante: “Nous savons que l’ouvrage Eteroa va être lu à Rurutu, certainement étudié par les collégiens de l’île à l’initiative de professeurs de français ou d’histoire et géographie très heureux de posséder enfin un livre de traditions de l’île en langue française. C’est aussi pour eux, pour les adultes en charge de leur éducation et pour les enfants de Rurutu, que nous écrivons ce compte rendu, afin qu’ils sachent que l’ouvrage publié en 2007 n’est pas, bien qu’il soit présenté comme tel, un “authentique” cahier de traditions du xixe siècle. Il s’agit d’une réécriture moderne et polémique de ces mêmes traditions, agrémentée, ne l’oublions pas, de théories très saugrenues sur les migrations et l’évolution des langues polynésiennes.”

 

Tout est dit quant aux Incas dans notre région, au moins aux Australes…

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